Chirac ? «L'humour, le refus de l'arrogance, la simplicité.» Juppé ? «Un homme sage, responsable et compétent, c'est déjà beaucoup.» Ces réponses, tirées de son interview au Point du 23 juin, résument bien les relations apaisées, parfois bienveillantes, qu'entretenait Michel Rocard avec une partie de la droite républicaine. De Chirac, qu'il a côtoyé au début des années 50 sur les bancs de Sciences-Po, il aimait raconter qu'il le trouvait jadis «trop à gauche» à son goût. Authentique ou apocryphe, l'anecdote révèle une certaine souplesse dans la définition des clivages politiques. Par communiqué, Chirac a pris congé dimanche de «l'ami de jeunesse» : «La France perd un homme d'Etat qui unissait, de manière rare, le goût des concepts et la capacité d'action.»
Appelé à Matignon en 1988, il aura été le premier chef de gouvernement, à ce jour le seul, à tenter l'expérience de la coalition avec le centre droit. Cela fait-il de lui un pionnier du «ni droite ni gauche» revendiqué par Emmanuel Macron ? Rocard répond lui-même. Par la négative. «La bipolarisation est une bonne chose car elle ouvre aux citoyens un choix, assurait-il en mars 1988. Ce n'est pas la bipolarisation qui fait problème en France, c'est notre manière de la vivre : la victoire de l'un serait la négation de l'autre, ce qui exclut tout véritable esprit d'ouverture.» Cette «ouverture» à l'autre camp, il sera le premier à la mettre en œuvre dans la composition d'un gouvernement de la Ve République.
Vingt ans après, Sarkozy l'expérimentera à sa manière, en lui confiant la coprésidence, avec Alain Juppé, d'une commission de réflexion sur les priorités de l'emprunt national. «S'il y a des talents à gauche qui doivent servir leur pays, mon devoir de président, c'est de faire appel à leur talent», avait-il alors expliqué. «Rocard était, fondamentalement, un militant socialiste. Il était pour le dialogue. Quand il accepte une mission de Nicolas Sarkozy, c'est par curiosité intellectuelle, pas pour effacer les clivages», confiait dimanche un proche de Manuel Valls.
Au grand désarroi de beaucoup de ses camarades, Rocard composera, en juin 1988, un gouvernement dont la moitié des membres ne sont pas du PS, avec six UDF et dix représentants de la société civile. «Le gouvernement de la France, et non pas celui des socialistes», expliquera-t-il. A l'époque, Raymond Barre juge «très intéressant» le discours de politique générale de son successeur de gauche à Matignon. Il confie même qu'il se sent «plus proche» de lui que de Giscard d'Estaing.
Ces vingt dernières années, Rocard aura fait, à maintes reprises, la démonstration de son «esprit d'ouverture». En avril 1996, sous la présidence de son vieux complice Chirac, il soumet à Juppé, Premier ministre, ses propositions sur la réduction du temps de travail. Ce dernier regarde, mais reste dubitatif. Insensible à ce conseil malicieux de son interlocuteur socialiste : «Vous avez là de quoi gagner les prochaines élections législatives.» On connaît la suite : un an plus tard, c'est la gauche, avec Jospin, qui est élue pour réduire le temps de travail… Dix ans plus tard, c'est encore le militant Rocard qui appellera à l'alliance de François Bayrou et de Ségolène Royal pour battre Nicolas Sarkozy, appel ignoré par la candidate du PS. «J'affirme que, sur les urgences d'aujourd'hui, rien d'essentiel ne sépare plus en France les sociaux-démocrates et les démocrates-sociaux», écrit-il en avril 2007.
Sarkozy ne lui en tiendra pas rigueur. En lui confiant la réflexion sur le «grand emprunt», il donnera à Rocard l'occasion de se faire un ami : Juppé. En 2011, les deux hommes publient leur dialogue, conduit par Bernard Guetta, sous un titre compliqué et éminemment rocardien, la Politique telle qu'elle meurt de ne pas être. Les deux inspecteurs des finances y déroulent leurs accords (les retraites, la TVA verte) et leurs désaccords (l'Europe, le temps de travail). «Un vrai dialogue entre deux hommes de bonne volonté», s'est souvenu, dimanche, le maire de Bordeaux.