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Libération
Reportage

Chez les «ouistes» de Nasbinals : «On nous enlève l’envie d’y croire»

Dans ce village de Lozère, on avait voté oui à 65 % au référendum de 2005. Aujourd’hui, si la fibre européenne est toujours là, les critiques se multiplient.
Jean-Louis, éleveur, à Nasbinals, le 2 juillet. (Photo Sandra Mehl pour Libération)
par Sarah Finger, Envoyée spéciale à Nasbinals (Lozère)
publié le 5 juillet 2016 à 18h21

Mai 2005 : seuls 45,33 % des Français votent en faveur du traité établissant une constitution pour l'Europe. A Nasbinals, le «oui» culmine à 65,35 %. Vingt points d'écart. Pourquoi donc ce village lozérien de 400 âmes, planté en plein Aubrac, s'est-il entiché de l'Europe ? «J'ai voté oui, et je me baladais même avec le traité scotché sur ma voiture, parce qu'il faut bien s'engager à un moment donné, raconte le maire, Bernard Bastide, 60 ans. Moi, je suis européen. La stabilité, la monnaie unique, tout ça me va très bien. Les Anglais veulent partir ? On s'en fout ! Ils roulent à gauche, ils refusent l'euro, ils nous emmerdent…»

Son frère acquiesce : lui tient un restaurant sur la place du village. «Moi aussi, j'ai voté oui, se souvient Daniel Bastide, 57 ans. Et je suis toujours pour l'Europe. Il faut s'unir pour avancer, pour être plus costauds. Faut aussi aider les pays qui vont moins bien, comme la Grèce, aider les gens à rester chez eux plutôt que les accueillir ici.» Des immigrés, ici, il n'y en a pas. Ce qui n'empêche pas le FN de prospérer. «Il est à environ 20 %, et moi qui suis gaulliste, ça me gonfle», lâche le maire. Nasbinals compte deux épiceries, dont celle tenue par Marina, 64 ans. Cette Néerlandaise s'est installée ici en 1995 par amour pour un artiste peintre français disparu trop tôt, et qu'elle pleure encore. Marina a conservé son accent et ses convictions : autrefois bénévole à l'office du tourisme, aujourd'hui conseillère municipale, elle explique avoir ouvert cette épicerie pour rendre service aux pèlerins de Saint-Jacques-de-Compostelle. Car ici, ils sont entre 40 000 et 50 000 à défiler chaque année, venus de France et d'Europe du Nord. «On vit grâce à eux, résume Marina. Pourtant, à Nasbinals, les gens ne parlent pas de l'Europe, ni de politique d'ailleurs. Moi, le Brexit, ça m'a rendue malade. Ici, personne n'en a dit un mot.»

«Pleureurs». Alors, pourquoi tant de «oui» en 2005 ? La réponse fuse : les subventions européennes aux agriculteurs, la PAC. «Dans le monde agricole, on dénonce les contraintes européennes mais on n'est pas contre les aides», résume le maire. Et son frère d'ajouter : «Les éleveurs, ce sont de grands pleureurs. C'est vrai qu'ils ont un métier dur, mais ils reçoivent des aides depuis belle lurette…» Francis, qui vend depuis trente ans des fruits et légumes et du fromage sur les marchés, tempère : «Les paysans vivent beaucoup grâce aux primes, mais elles diminuent, ou alors ils doivent se plier à plein de règles, comme mettre les fromages au frigo, des trucs comme ça qu'on ne faisait pas avant… Nos collègues paysans, ce serait à refaire, ce référendum, ils diraient non.»

Justement, voilà Jean-Louis, 59 ans, éleveur de bovins, qui vient faire ses courses chez Marina. Il a voté oui en 2005. Aujourd'hui, il hésiterait. Mais difficile de cerner son raisonnement : «On est trop nombreux en Europe, et on paie pour d'autres pays. On a trop ouvert les portes, et trop vite», dit-il, avant d'ajouter : «Mais on ne peut pas faire sans l'Europe…» Et les aides européennes ? «Oui, parmi les éleveurs, il y en a qui touchent des sommes colossales, de vraies fortunes, et d'autres non», s'indigne Jean-Louis, qui se place d'emblée dans la seconde catégorie. Pour lui, propriétaire de 200 vaches et veaux de race Aubrac, dire oui à l'Europe devait permettre d'ouvrir plus largement les portes de l'exportation. Aujourd'hui, il regrette que tous les pays n'aient pas les mêmes contraintes administratives et sanitaires. Pourtant, l'export semble fonctionner à plein régime : selon le maire de Nasbinals, plus de 80 % des broutards (veaux âgés d'environ un an) nés ici partent pour l'Italie…

«Normes». «Moi, de toute manière, j'en ai ras-le-bol, j'ai envie de tout arrêter et de partir au Canada.» Coincée depuis trop longtemps derrière la caisse de sa charcuterie, Patricia distrait sa déprime en regardant passer les pèlerins, leurs mains cramponnées à des bâtons Decathlon et une coquille Saint-Jacques pendue à leur sac à dos. A 45 ans, elle raconte la cinquième génération de savoir-faire en salaison, et les séchoirs d'antan où pendaient les saucissons. «Aujourd'hui, j'ai un atelier de découpe aux normes européennes et grâce à Internet, je vends ma production un peu partout dans le monde. J'ai même un Japonais qui achète chaque mois mes saucissons.»

Mais ses deux salariés gagnent plus qu'elle, et les réglementations ont eu raison de sa patience. Pour son nouveau départ, elle rêve donc de Canada, pas d'Europe. «On en est là parce qu'il n'y a pas un politique qui sache nous parler d'Europe, s'énerve Bernard Bastide. A part Cohn-Bendit, les autres, peuchère, ils sont nuls, ils nous enlèvent l'envie d'y croire… Et c'est un maire de droite qui le dit !»