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Libération
La fin des bordels (4/5)

Proust, tête à claque

Retour sur les grandes heures des maisons closes, soixante-dix ans après leur fermeture. Aujourd’hui, les mœurs hardcore de l’auteur de «la Recherche» dans les lupanars homo.
publié le 19 juillet 2016 à 18h01

«Papa m'a donné dix francs pour aller au bordel.» Qui est l'auteur de cette jolie phrase ? Frédéric Dard ? Alphonse Boudard ? Eh non, c'est le petit Marcel Proust, alors âgé de 16 ans, qui écrit une bafouille à son grand-père en mai 1888 parce qu'il a cassé un vase de nuit (3 francs) et que, donc, il n'a pas plus la somme suffisante pour aller se «vider», comme il l'écrit élégamment, et si son pépé pouvait le dépanner, etc. Proust père était médecin et grand hygiéniste devant l'éternel… et apparemment persuadé que trop de masturbation à l'adolescence conduisait à l'homosexualité, et que la panacée était la maison close et ses délices. Rappelons que si beaucoup de jeunes gens y furent conduits par leur père, oncle, parrain, pour y perdre un encombrant pucelage, ils ne devinrent pas tous génies de la littérature, fins amateurs de scènes sadomaso, et mécènes de bordels gays.

Car notre Marcel - à l'instar de bien de nos écrivains, au rang desquels Maupassant et Pierre Louÿs (qui tenait un annuaire de putes sobrement intitulé Enculées), les Dumas, les Goncourt, Flaubert - est assez fan de claques : on l'a vu souvent traîner à l'hôtel du Saumon, bien connu des «invertis», où il vient, dit-on, chercher l'inspiration. Quand on le retrouve en janvier 1918 héros d'un banal rapport de police, «Proust Marcel, 46 ans, rentier, 102, Boulevard Haussmann» (l'adresse de l'auteur de la Recherche), c'est qu'il était attablé avec trois autres hommes à boire du champagne au Marigny, le plus célèbre et proustien des lupanars homo, rue de l'Arcade dans le chic VIIIe arrondissement. Un anonyme y a dénoncé la tenue d'une «noce immonde», plusieurs couples d'hommes y ont été «trouvés» dans les chambres, mais la prostitution masculine ne faisant l'objet en France ni d'une réglementation ni d'une législation spéciales, il n'y a pas de répression policière.

Pendant que la guerre fait rage en Europe, Proust picole donc au salon du fameux Marigny avec Albert le Cuziat, un Breton rencontré en 1911 chez le comte Orloff. Il avait vite grimpé les échelons de la domesticité des meilleures maisons parisiennes, chez le comte Radziwill, ou la comtesse Greffulhe. Devenu un très proche de Proust, qui l'appelait son «Gotha vivant», Cuziat était une source rémunérée et intarissable de potins et renseignements sur la noblesse et les grands de ce monde, leurs habitudes et leurs perversions, la généalogie et l'étiquette.

Et une mine tout aussi intarissable sur le Tout-Paris pédéraste. Petit à petit, l'œuvre et la réalité se tissent, Le Cuziat sert de modèle au Jupien de la Recherche en cours d'écriture : le valet qui fournit à Marcel garçons et histoires salaces devient le giletier amant de Charlus, dont il gère la maison de passe et les pulsions sadomaso. Encore une histoire vraie : en 1913 et avec le soutien financier de Proust, Cluziat lâche le métier épuisant de valet et devient proprio d'un établissement de bains, dans le XIe à Paris. Par établissement de bains on se comprend, et une fois sa fortune faite, Cluziat-Jupien ouvre en 1917 l'Hôtel Marigny (qui existe toujours et est devenu un fort respectable et touristique quatre étoiles), surnommé «le Temple de l'impudeur», lancé avec l'aide financière de Proust… et les meubles de ses parents chéris, sortis (les meubles, pas les parents) d'une remise : canapés, fauteuils, tapis, vont décorer le hall d'entrée du claque homo. Un peu comme ceux de tante Léonie dans l'œuvre…

Le Marigny devient un haut lieu du gay Paris tarifé (pour les rencontres, les homos ont les bains, les bars, les cabarets, les jardins, oui, un peu comme aujourd'hui, les vespasiennes en plus) et sélect, puisque recevant hommes politiques et ministres. On compte aussi la maison de madame Lucienne, près de la gare de l'Est et un ou deux établissements un peu chics dans les IIe et IXe arrondissements de Paris, l'hôtel de Madrid, par exemple, souvent cité dans les rapports de police. Grand amateur d'ambiances de lupanar homo, de voyeurisme et de scènes sadomaso (on l'aurait appelé l'homme aux rats, tant il aimait torturer ces bestioles), Proust a dû être à la fête au Marigny. On dit que le taulier lui organisait des séances de matage de scènes SM qu'il aurait observées en cachette, dans un but uniquement littéraire, bien entendu. On entend avec le narrateur-personnage de la Recherche, des «plaintes étouffées», des cris de douleur, le «claquement d'un martinet probablement aiguisé de clous», des insultes, des suppliques, on voit Charlus «tout en sang et couvert d'ecchymoses, enchaîné sur un lit comme Prométhée sur son rocher». Merci Marcel, on s'y croirait.

Demain : Madame Claude