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Libération
Un été 36 (1/6)

Léon Blum, une saison en robe de chambre

Chaque vendredi, une grande fresque historique en écho avec l’actualité de l’époque. Aujourd’hui, le président du Front populaire stoïque face à la frénésie ambiante.
Léon Blum chez lui, à Paris, le 24 janvier 1926. (Photo Rue des archives)
publié le 21 juillet 2016 à 17h11

Chaque matin de l’été 1936, alors qu’il gouverne une France en plein drame, Léon Blum reste chez lui, pieds nus dans ses mules et drapé dans un peignoir de soie, devant sa fenêtre du quai de Bourbon qui donne sur Notre-Dame, au bout de l’île Saint-Louis baignée par la Seine impassible. On croit toujours que les grandes périodes de l’Histoire - et qu’est-ce que l’été 1936 sinon un apogée de l’histoire sociale de la France ? - soumettent leurs acteurs à un rythme frénétique, qui les occupe jour et nuit, dans les affres d’une tension insoutenable. Léon Blum a échappé à cette loi non écrite. Jamais de rendez-vous avant 9 heures, de longues plages de réflexion dans le silence d’un appartement encombré de livres, décoré avec raffinement par Thérèse, sa deuxième femme et son amour si longtemps caché, des visiteurs qu’il reçoit avec une exquise courtoisie, à qui il verse du thé et qu’il raccompagne en les tenant affectueusement par le cou.

La droite attaque sans cesse ce mode de vie, paradoxal pour celui qui est la bête noire - ou rouge - de la bourgeoisie. On insulte Blum, le riche socialiste, on évoque en roulant les yeux son «argenterie» digne de la haute noblesse, invention pure et simple qui annonce «le palais à Venise» de Mitterrand ou la villa luxueuse de Hollande dans le Luberon. Blum s'en amuse. Il visite avec Albert Lebrun, président de la République, un peu court et dénué d'humour, une exposition du patrimoine français où sont réunies les plus belles œuvres de l'artisanat national. Dans la salle de l'orfèvrerie, il lance à Lebrun : «Voyez, monsieur le Président, on a exposé mon argenterie !» Lebrun reste coi. A la fin de la visite, le Président, préoccupé, demande aux gardiens, qui refrènent difficilement leur rire : «Est-il vrai qu'on a exposé l'argenterie du président du Conseil ?»

L’Histoire le prend à la gorge

Le héros de la classe ouvrière est un bourgeois qui ne s’en cache guère, sans fortune, mais vivant l’existence policée d’un intellectuel parisien épris de culture et d’amitié. Thorez et Duclos, les chefs du PCF, qu’il recevait une fois par semaine, ont raconté ces visites hors du temps, la rue paisible, le porche élégant, la voix fluette et caressante, la haute taille un peu voûtée et les lorgnons étroits traversés d’un regard pétillant. Faiblesse, détachement, affectation littéraire ? En aucune manière. Cet été aux matinées lumineuses et calmes fut aussi celui de l’enthousiasme et de la tragédie.

Dès avant sa prise de fonction, grâce à une victoire électorale qui faisait du Parti socialiste le pivot de la coalition de Front populaire, l'Histoire prend Blum à la gorge. Impatiente, fébrile, émerveillée de voir enfin un gouvernement qui lui ressemble et parle en son nom, la classe ouvrière s'est jetée dans la lutte. Dès juin 1936, la France se retrouve en grève, usines occupées, patrons terrés, saucisson et rillettes sur les chaînes de montage, au son de l'accordéon. Quoique légaliste jusqu'au bout des ongles - il a passé de longues années au Conseil d'Etat et les «arrêts Blum» sont maintenant des classiques de la jurisprudence -, il ne désavoue jamais les grévistes. La droite hurle qu'on ruine le droit de propriété. Lui cherche le compromis qui imposera une transformation de la condition salariale. «Tout est possible», avait écrit Marceau Pivert, leader de l'aile gauche de la SFIO (Section française de l'Internationale ouvrière), une sorte de frondeur avant la lettre. Blum sait bien que non. Il s'en tient à l'exercice du pouvoir qu'il a théorisé depuis longtemps, allié à un Parti radical prudent qui le fera tomber s'il sort des cadres institutionnels. Ses relations parisiennes le servent pour parler à l'adversaire. Avec Lambert-Ribot, industriel, il partage les mêmes goûts littéraires d'ancien dandy fin de siècle. Il s'en sert pour suggérer au patronat les concessions nécessaires. Paniquée, la grande bourgeoisie cède. Ce sont les accords de Matignon, signés sous son égide, puis les grandes lois sociales votées dès le début du mois de juillet : quarante heures, congés payés, conventions collectives, section syndicale… Ce n'est pas le socialisme : Blum n'a pas mandat de l'instaurer. Mais, pour la première fois, le soleil entre à l'usine.

Il saisit l’esprit de la grande grève

En dépit d’une apparente nonchalance, il travaille beaucoup et bien. Il avale les dossiers à toute vitesse, tranche après mûre réflexion et ne dévie jamais, une fois sa position arrêtée, de la décision longuement pesée. Toujours calme et courtois, il est imperméable à l’influence et doté d’une autorité naturelle. Au milieu d’une journée épuisante, Jean Zay, ministre de l’Education, vient lui présenter les arcanes byzantins d’une réforme de l’enseignement truffée de pièges juridiques. Ebahi, le jeune ministre reste muet pendant que le président du Conseil lui expose une heure durant les méandres de son dossier, puis rend son arbitrage.

Cette compétence technique, cette aptitude à gouverner, se double d'un sens aigu de l'opinion. Blum a saisi l'esprit de la grande grève, cette ouverture soudaine vers une vie qu'on choisit enfin, cette dignité conquise, cette revanche sur un siècle d'humiliation pour la classe ouvrière. Quand il quitte - rarement - Paris en ce mois de juillet doublement lumineux, il voit les tandems, les randonneurs sortis de l'atelier, les couples épanouis le long des routes. A Riom, lors du procès intenté par Vichy, il plaidera la cause de l'été 1936 : «Tout cela me donne le sentiment que, par l'organisation du travail et des loisirs, j'avais malgré tout apporté [aux ouvriers] une espèce d'embellie, d'éclaircie dans des vies difficiles, obscures, […] qu'on leur avait ouvert la perspective d'avenir, qu'on avait créé chez eux un espoir.»

Chef d’orchestre de grands meetings

Pour symboliser cette liberté nouvelle, il faut une mise en scène. C'est le rôle des grands meetings que le leader du Front populaire règle en chef d'orchestre. Le 15 mai 1936, déjà, pour la fête de la victoire électorale, la tribune drapée de rouge porte les trois flèches de la SFIO au milieu des bannières écarlates. Blum parle devant la foule, on chante l'Internationale et la Carmagnole. Puis il quitte la salle entouré d'une haie de drapeaux. Le 24 mai, 600 000 manifestants défilent au mur des Fédérés et il lance à propos des communards : «Ils sont morts pour tout ce que le Front populaire incarne.» Au Vél'd'Hiv le 7 juin, il gagne la tribune en marchant sur un tapis de drapeaux rouges inclinés sur son passage. Le 14 juillet, c'est l'apothéose. Aucune manifestation n'a été plus massive. La foule porte les portraits de Blum, on chante le répertoire révolutionnaire et on vibre dans la lumière qui devient flamme. «Des foules comme celles-là, dit-il, on ne peut pas les dénombrer. On les admire dans l'affirmation de leur désir de justice et leurs sentiments républicains. On les contemple jusqu'à l'émotion dans la démonstration irrésistible de leur calme magnifique.»

Tout de suite, pourtant, la tragédie se mêle à la fête. D’abord les difficultés économiques. Blum prend modèle sur Roosevelt qui a remis en marche l’économie américaine pour sortir d’un chômage destructeur. Mais la compétitivité française - déjà - est à la traîne. Il eût fallu dévaluer aussitôt, ce qu’il refuse par calcul politique. La finance, son adversaire, lui fait payer les concessions ouvrières. Pour la contrer, il aurait dû fermer les frontières, rétablir les droits de douane, enfermer l’économie dans un carcan étatique, une voie qu’il juge sans issue. Il pressent déjà qu’il faudra mettre un frein aux réformes, maîtriser le pouvoir d’achat, équilibrer le budget, alors qu’il doit en même temps, en raison de la menace fasciste et nazie, dégager des crédits importants pour l’armée, ce qu’il fera sans joie mais sans hésitation. L’illusion lyrique ne lui fait pas oublier les dures réalités du pouvoir, qu’il assume sans état d’âme.

Le discours de Luna-Park

Autrement déchirante est l’affaire d’Espagne. Quand le gouvernement républicain de Madrid, en butte à la rébellion militaire lancée par Franco, lui demande des armes, il veut aussitôt voler à sa rescousse. Mais le gouvernement est divisé. Les radicaux, dans leur majorité, ne veulent pas entendre parler d’une intervention en Espagne, qui risque à leurs yeux de rallumer la guerre en Europe. Les conservateurs britanniques au pouvoir, qui préfèrent les fascistes au «Frente popular», mettent leur veto à toute action commune. Blum résiste, songe à démissionner avec éclat, pendant que la droite pilonne le gouvernement. Auriol, Cot et plusieurs autres plaident pour l’intervention. Blum a-t-il manqué de caractère, de vision, d’audace ? Les historiens en débattent. Peu à peu, au terme de discussions pathétiques, la non-intervention s’impose alors que les fascistes de Franco progressent, semant la mort sur leur passage. Dans le fragile espoir de limiter l’aide des dictatures aux rebelles, Blum décide de ne pas aider - officiellement du moins - la République espagnole. La mort dans l’âme, les socialistes français voient leurs camarades plier sous les coups de la rébellion franquiste. Blum sait que s’il va au-delà, les radicaux l’abandonneront. Il tient tout autant à l’alliance anglaise. Et quand il se tourne vers le gouvernement espagnol, celui-ci l’adjure de rester au pouvoir pour favoriser un soutien clandestin.

A Luna-Park, en septembre, Blum plaide longuement pour la paix à laquelle il faut sacrifier la morale, devant une foule amie, désarçonnée par la non-intervention, au moment où la guerre civile fait rage en Espagne. «Vous savez que je n'ai pas changé […]. Est-ce que vous croyez qu'il y a un seul de vos sentiments que je n'éprouve pas et que je ne comprenne pas ? […] Est-ce que vous croyez que j'aie été subitement destitué de toute intelligence, de toute faculté de réflexion ? […] Je ne crois pas, je n'admettrai jamais que la guerre soit inévitable. Jusqu'à la dernière limite de mon pouvoir et jusqu'au dernier souffle de ma vie s'il le faut, je ferai tout pour la détourner de ce pays.» Bientôt, les bombardiers allemands écraseront Guernica et, trois ans plus tard, le franquisme s'installera aux cris de «Viva la muerte !» Le pouvoir est toujours tragique. C'est peut-être pour cela, à l'inverse de Blum qui en assume les déchirements, que la gauche ne l'aime pas.

Vendredi prochain : Le Négus d'Éthiopie

Bibliographie : Léon Blum, de Jean Lacouture, Seuil, 1979. Blum, d'Ilan Greilsammer, Flammarion, Grandes biographies, réédition 1996.