Inscrire le principe de neutralité dans le règlement intérieur d'une entreprise pour restreindre la manifestation des convictions des salariés : une très mauvaise idée selon l'Observatoire de la laïcité et la Commission nationale consultative des droits de l'homme (CNCDH). C'est pourtant ce que prévoit un article ajouté au projet loi travail, fin juin, par le Sénat, et repris par le gouvernement dans la version finale du texte qui vient d'être définitivement adoptée. A moins que le Conseil constitutionnel ne la retoque, cette disposition entrera donc en vigueur.
Selon l'article en question, l'entreprise n'a toutefois pas le champ totalement libre. Les restrictions à la liberté d'expression doivent être «justifiées par l'exercice d'autres libertés et droits fondamentaux ou par les nécessités du bon fonctionnement de l'entreprise et […] proportionnées au but recherché». Mais ce cadre est jugé insuffisant par les deux institutions, dont la première dépend de Matignon, qui demandent la suppression de l'article en question. Parmi leurs craintes : le risque d'«insécurité juridique» lié à l'«ambiguïté» du texte mais aussi «d'éventuelles discriminations (...) et, en retour le développement d'entreprises communautaires». Des enjeux qui font déjà débat dans certaines entreprises.
«L’idée n’est pas de dire "venez bosser entre musulmans"»
«Recherche une assistante de direction, femme voilée acceptée», «nous recherchons stagiaires pour période inférieure à deux mois […] hijab accepté et possibilité de faire la prière sur le lieu de travail». Sur Internet et les réseaux sociaux, de nouveaux acteurs de la recherche d'emploi ont choisi de cibler les actifs musulmans, notamment ceux rencontrant des difficultés à trouver un poste compte tenu de leurs pratiques religieuses. Au risque de se retrouver dans une zone grise juridique. «L'idée n'est pas de dire "venez bosser entre musulmans", mais d'aider des demandeurs d'emploi à trouver une entreprise dans laquelle le voile ou la barbe n'est pas un problème», assure Fateh Kimouche, à l'initiative du projet de plateforme Al-kanz jobs. Son principe : recevoir des CV de personnes «qui veulent vivre leur religion tranquillement au boulot» et les mettre à disposition des recruteurs.
«J'ai d'abord pensé aux musulmans, et notamment aux musulmanes bardées de diplômes qui se retrouvent à des postes de caissières ou dans des centres d'appel car elles ne trouvent pas de postes à la hauteur de leurs compétences, à cause de leur voile. Mais le site marchera aussi pour les juifs qui veulent garder la kippa au travail», précise le fondateur. Avant d'ajouter: «Il ne s'agit pas d'une initiative communautariste. L'idée est d'abord de faire sauter des verrous. De faire sauter ces discriminations.» Et non d'en créer d'autres.
«Joindre pratique religieuse et vie professionnelle»
Un discours partagé par le site OummaWork, plateforme de recrutement qui met en relation les recruteurs et les candidats «en favorisant l'égalité des chances». «Toutes les candidatures sont les bienvenues quel que soit l'âge, le sexe, l'origine ethnique, la religion ou le handicap», précisent les fondateurs. Même chose du côté d'Islamic-Job, autre site d'«aide pour l'emploi» créé en avril 2014. «Ouvert à tous, sans distinction d'origine, de race ou de religion», il diffuse, selon son créateur, des offres d'emploi d'employeurs «acceptant la pratique religieuse des candidats qui postulent aux offres et la tenue vestimentaire correcte montrant l'appartenance à la religion».
Une denrée rare, selon le responsable du site, qui explique avoir été lui-même confronté à la difficulté de trouver une entreprise permettant de «joindre pratique religieuse et vie professionnelle». C'est-à-dire pouvoir bénéficier d'une ou deux pauses par jour, selon les saisons, pour pouvoir faire ses prières. «Au final, j'ai eu la chance de trouver une telle entreprise, qui m'a même spontanément proposé une salle pour la prière. D'où mon idée d'aider les personnes dans la même situation», poursuit-il. Mais au lancement du site, une plainte est déposée à son encontre. La faute au slogan inscrit en page d'accueil, perçu comme discriminatoire : «L'emploi musulman.» «Nous avons fait une correction et le dossier a été fermé, explique-t-il. Quant aux annonces, nous les réécrivons ou les supprimons si elles ne respectent pas le principe de non-discrimination.» Une vigilance qui n'est pas toujours à l'œuvre ailleurs, sur des sites proposant «tout et n'importe quoi, sans limites», regrette-t-il.
«Ras-le-bol des refus d’embauche»
«Recherche sœur pâtissière», «recrute frère sérieux», «recherche une musulmane, entre 45 et 55 ans, marocaine de préférence» : sur Facebook ou sur des pages ayant moins pignon sur rue, certains employeurs ne se privent pas de références explicites à l'islam. «S'il s'agit de sites d'entraide qui ne réservent pas l'emploi à une catégorie de personnes, ce n'est pas illégal. Mais il n'est pas permis, par exemple, de demander la religion d'un candidat avant de le recruter», explique-t-on au ministère du Travail. D'autres axent leur offre autour de «l'emploi halal» et recensent uniquement, comme Emploihalah.com, des opportunités professionnelles «dans un environnement professionnel respectant les principes de l'islam». Soit dans les domaines de l'élevage, du commerce et de la restauration halal ou encore la finance ou du droit islamique, précise le site. Un pas que ne franchit pas le fondateur du site Alkanz, même s'il évoque un «cadre éthique» organisant la publication des offres : «C'est sûr qu'il n'y aura pas d'annonces pour des entreprises du X ou commercialisant de l'alcool», note le responsable.
Face à ces nouvelles approches, les autorités tentent de construire une réponse juridique claire. «On assiste au développement de sites communautaires qui réservent l'emploi à une catégorie de personnes, ce qui est interdit en France», pointe Slimane Laoufi, chef du pôle emploi privé auprès du Défenseur des droits. Leurs utilisateurs ? «Des personnes, notamment, qui en ont ras le bol des refus d'embauche et se tournent vers eux pour essayer de faciliter les choses. Un peu comme pourraient le faire des personnes en situation de handicap qui se font aider par des organisations spécialisées.» Sauf que, quand ce dernier cas est défini par la loi, le cadre général, en France, reste celui de l'interdiction des discriminations positives. Autre difficulté : la pluralité des acteurs présents sur le créneau. «Certains sites ne sont pas dans le domaine professionnel, mais sont produits par des structures associatives. Normalement le principe de non-discrimination s'applique aussi aux associations, mais il nous faut clarifier les choses. C'est un gros chantier à tiroirs», résume Slimane Laoufi.
«Des zones grises demeurent»
Au-delà de l'enjeu purement juridique, le développement de tels sites souligne surtout, selon le juriste Michel Miné, l'urgence de répondre aux problèmes de discrimination dans les entreprises. «En matière d'expression religieuse, il ne revient pas aux employeurs de fixer les règles du jeu. Or beaucoup font des confusions entre laïcité et neutralité», pointe le professeur de droit. Aujourd'hui, la loi est formelle : «le principe qui l'emporte dans l'entreprise, c'est celui de la liberté religieuse. Le principe de laïcité, lui, ne s'applique que pour le service public ou les entreprises en charge de service public», résume un responsable du ministère du Travail. De fait, toute sanction, mesure discriminatoire ou licenciement justifié par l'appartenance religieuse du salarié sont illégaux. Un patron ne peut pas non plus lui interdire, de façon générale et absolue, le droit d'exprimer sa religion dans l'entreprise.
«En revanche, l'employeur peut apporter des restrictions sur la base de facteurs très objectifs liés à la sécurité de l'entreprise ou à son bon fonctionnement. Mais il faut pouvoir démontrer ces troubles. Il n'y a pas de règles absolues, c'est au cas par cas, selon chaque entreprise, mais sous contrôle du juge», précise le responsable du ministère.
Reste que la loi et ses interprétations ne permettent pas encore de clarifier toutes les situations et «même si la ligne directrice est stabilisée, des zones grises demeurent car la jurisprudence est encore en cours de construction», admet-il. Exemple avec la question du port du voile par des salariées amenées à côtoyer des clients. Et notamment le cas de l'employée d'une entreprise française licenciée après avoir fait l'objet d'une plainte d'un client qui se disait gêné par son voile. Pour l'avocate générale de la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE), qui a rendu son avis le 13 juillet, l'entreprise a fait preuve de discrimination directe illicite. Mais l'affaire n'est pas encore tranchée. Or, quelques semaines plus tôt, dans une affaire similaire en Belgique, un autre avocat de la CJUE avait, lui, conclut qu'une interdiction pouvait se justifier dans le cadre d'une «politique de neutralité» fixée par l'entreprise. La Cour devrait donc se prononcer sur cette question dans les prochains jours.
«Les discriminations créent du communautarisme»
Reste que pour l'heure, «plusieurs sociétés imposent la neutralité, alors que c'est bien souvent illégal, conclut Michel Miné. Surtout, ce n'est pas sain, car c'est justement cela qui génère des réseaux parallèles. De manière générale, les discriminations créent du communautarisme.» La situation pourrait même empirer, à en croire le député PS, Gérard Sebaoun, si l'article sur la neutralité, inscrit dans la loi travail, venait à entrer en vigueur. «Inscrire un principe de neutralité religieuse dans le règlement intérieur des entreprises peut mettre en concurrence la liberté de la foi et le travail au quotidien», pointe l'élu. Et d'ajouter : «A certains esprits prosélytes, cela peut fournir une bonne occasion de laisser entendre qu'ils sont stigmatisés.»