Le débat revient régulièrement. En 2013, le magazine Rolling Stone avait publié en couverture le visage angélique de Djokhar Tsarnaev, auteur d'un attentat à Boston qui avait coûté la vie à 3 personnes et fait près de 200 blessés. Quelle place à donner aux terroristes dans les médias après leur attentat? Quelle image montrer d'eux?
A la suite de l'attaque de Nice, on a pu voir Mohamed Lahouaiej Bouhlel, responsable de la tuerie qui a fait 84 victimes, en marcel blanc dans Paris-Match, en photos «exclusives» dansant la salsa dans l'Obs, en selfie sur TF1 ou mine patibulaire à la une de Libération. Des politiques et des intellectuels interviennent sur les plateaux et dans les journaux. On voit Geoffroy Didier, candidat à la primaire LR, faire le tour des micros pour défendre sa proposition de rendre anonymes les terroristes, médiatiquement comme judiciairement. Hervé Mariton, également candidat à la primaire, s'est insurgé de la diffusion par TF1 des selfies.
Dans une interview donnée au Monde le 18 juillet, Fethi Benslama, psychanalyste et professeur de psychopathologie explique que les terroristes «veulent qu'on entende parler d'eux», ajoutant qu'ils laissent «les moyens de les identifier rapidement pour être en phase avec la vitesse médiatique». Libération publie le 21 juillet une double page pour confronter les points de vue, dont celui du journaliste David Thomson, spécialiste du jihadisme, qui défend la position inverse : «Les jihadistes n'ont pas besoin des médias de masse pour exister […] Les médias de masse amplifient ce phénomène, mais l'essentiel ne se joue pas là.»
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Le 25 juillet, Richard Rechtman, psychiatre et anthropologue, complète dans Télérama : «Une fois le meurtre accompli, dire qui était la personne, raconter son passé et diffuser sa photo, c'est se transformer en caisse de résonance du crime et devenir l'allié objectif de Daech.» «Les médias sont l'oxygène du terrorisme», condamne le même jour le juge antiterroriste David Bénichou au micro de France Inter.
«Nous ne voulons pas créer un trombinoscope des terroristes»
Pour vaincre le terrorisme, Benslama réclame un «pacte» médiatique «par lequel tous les médias s'engagent à ne mentionner les tueurs que par des initiales, à ne pas publier leurs photos, à ne pas donner de détails biographiques qui permettent de les identifier». Une position partagée aussi par Bernard Henri-Lévy le 26 juillet, jour de l'assassinat d'un prêtre à Saint-Etienne-du-Rouvray (Seine-Maritime) : selon lui, ce pacte fait figure d'«urgence». C'est un éditorial du Monde publié mercredi qui a finalement poussé de nombreux médias français à se positionner sur ce débat, lequel porte en fait sur deux questions distinctes : donner ou non le nom des terroristes et diffuser ou non des photos les représentant.
C'est à la fin de son éditorial que Jérôme Fenoglio, directeur du Monde, explique qu'«à la suite de l'attentat de Nice, nous ne publierons plus de photographies des auteurs de tueries, pour éviter d'éventuels effets de glorification posthume». Le journal n'a pas titré dessus, mais cette prise de position est aussitôt remarquée par l'ensemble des autres médias. Deux heures plus tard, BFM TV a déjà pris sa décision. «Face à l'accumulation des attentats en France, nous ne voulons pas créer un trombinoscope des terroristes. Nous arrêtons donc de publier leur photo, ce qui n'empêche pas un travail d'enquête et de fond sur leur profil et leur parcours», écrit Alexis Delahousse, directeur adjoint de la rédaction de BFMTV, sur son site. Une exception, tout de même : la chaîne montrera «les avis de recherche diffusés par les forces de l'ordre et qui peuvent aider les enquêteurs».
De la même façon, RTL annonce qu'elle «ne diffusera pas de photographies des terroristes afin de ne pas participer à une éventuelle recherche de notoriété de ceux qui commettent des actes de barbarie en France». Un engagement plutôt facile à tenir à la radio, qui s'applique aussi à son site internet. Elle ne s'interdit pas, en revanche, de «communiquer leurs noms lorsque la justice le fera». Une station va plus loin : Europe 1 s'engage à ne même plus donner les noms des terroristes et des suspects à l'antenne. Sur son site, ils sont désormais désignés avec leur prénom suivi de l'initiale de leur nom.
«Le journalisme sombre dès qu’il part en mission»
D'autres médias défendent la position inverse. Pour Michel Field, directeur de l'information de France Télévisions, la chose est entendue : «NOTRE DEVOIR EST D'INFORMER, LE DROIT DES CITOYENS EST D'ÊTRE INFORMÉS», écrit-il en lettres capitales dans un message adressé aux journalistes de son groupe mercredi après-midi. «Nous n'avons pas attendu les derniers événements pour adopter une ligne de conduite éthique et responsable dans le traitement de l'horreur terroriste», poursuit le responsable de l'information du groupe public, dont une chaîne, France 2, risque une sanction après avoir diffusé les images d'un homme aux côtés de sa femme morte à Nice. Il relève qu'il serait absurde de «taire le nom d'un terroriste dans le journal quand il est donné cinq minutes après par le procureur de la République».
Même opinion au Figaro, dont le directeur des rédactions, Alexis Brézet, explique : «Le nom des terroristes est un élément d'information objectif essentiel pour comprendre ce qui se joue sur notre sol, et notre devoir est de le porter à la connaissance de nos lecteurs ou de nos internautes. Ne pas le faire, ce serait alimenter les fantasmes complotistes». Libération aussi prend le parti de continuer, comme avant, à diffuser aussi bien les noms que les photos : «En cachant la réalité des attentats terroristes, en minimisant leurs terribles effets, les médias s'exposeraient à une critique symétrique : sous-estimer le danger, négliger les victimes, masquer au public, qui ne sera pas dupe, la barbare épreuve qu'ils infligent à notre démocratie», juge Laurent Joffrin, directeur du journal. Autre média qui refuse le black-out : Mediapart, qui s'insurge contre «l'autocensure» et juge que «le journalisme sombre dès qu'il part en mission».
Est-il possible d'adopter et d'appliquer des principes aussi vastes et généraux ? Que feront certains médias quand viendra le procès de Salah A. ? Le débat ne peut se réduire à un choix entre «tout publier» et «ne rien publier». Il pourrait plutôt s'intéresser à «comment publier». Jeudi, le Monde revenait déjà sur sa politique vis-à-vis des photos de terroristes : ne seront plus publiées «des images tirées de leur vie quotidienne ou sur celles, souvent prises par eux-mêmes, précédant leur passage à l'acte», tandis que «les documents de type pièce d'identité ou les images apportant différents types de preuves» auront toujours leur place dans les pages et sur le site du journal.