Une «série limitée», pardon une «édition limitée» (plus chic), est en principe la reproduction d’une œuvre d’art en petite, voire très petite quantité, numérotée et signée par l’artiste. Indépendamment du goût des belles choses, cet accès à la rareté satisfait le vaniteux qui sommeille en chacun de nous. Bien que soigner son ego coûte cher: la sérigraphie de Damien Hirst numérotée 7 sur un tirage de 50 coûte pas moins de 40 240 euros (1). Mais pour les marchands des milliers de produits de la vie quotidienne, soigner l’ego du client fait vendre. Avec la série limitée, ils espèrent régulièrement ranimer leurs gammes, même les plus explorées, saturées, fatiguées. Le marchand tient au client à peu près ce discours : «D’accord, la terre entière boit du Coca-Cola. Mais tout le monde ne boit pas la série limitée dessinée par Karl Lagerfeld… Seuls les plus malins qui n’auront pas loupé l’occasion y auront droit ! Ah ça, ce n’est pas le Coca de tout le monde…» Même si Lagerfeld n’a ni numéroté ni signé le flacon. Tout flatteur, comme dit l’autre, vit aux dépens de celui qui l’écoute.
Grosse ficelle mais option gratuite
En pêchant dans un moteur de recherche avec l'expression «série limitée», on ne peut que constater à quel point la flatterie est un exercice de haute voltige qui s'applique aux objets les plus improbables. Plus belle acrobatie : la série limitée automobile. A l'heure où l'on écrit ces lignes, début juillet, la recherche pond une Polo et une Golf Edition, une Twingo Hipanema (pourquoi une faute d'orthographe, mystère… mais «le charme français version Brésil !»), une Renault Captur Wave et une collection de Kia Séries limitées UEFA Euro 2016 dont on se doutait bien qu'elle existât. Au moment où ils décident de cette série limitée, les gens de Kia (sponsors officiels de la compétition) ne peuvent pas savoir si l'Euro 2016 sera pour leurs clients un moment de bonheur ou un atroce souvenir. C'est dire s'ils prennent des risques. On trouve d'ailleurs sur le Net un rigolo «Top 10 des pires séries limitées qu'on a vues sur nos routes», dans lequel figure l'Opel Corsa Steffi Graf (1988) dont plus personne ne se souvient. Mais avec 11 millions de Corsa produites depuis le lancement en 1982 et 38 séries limitées pour ranimer régulièrement le catalogue, la tâche est rude. La vérité de la série limitée automobile, peu flatteuse, c'est qu'elle sert le plus souvent à réanimer un modèle en fin de course. On liquide les stocks avec de la déco et des options à gogo. La ficelle est grosse mais les options gratuites sont là. Alors…
Néanmoins, pour être efficace (sur les ventes), la série limitée doit jouer sur les croyances et l'imaginaire du client. Ainsi du pneu Michelin Pilot Power MotoGP Ltd Edition, reconnaissable à son flanc blanc. Grâce à lui, «Michelin offre à chaque motard de se rapprocher de l'expérience MotoGP», jure Gary Guthrie, président de la division deux-roues de Michelin, sur le site de la firme. La machine sur laquelle sont montées ces gommes de course compte certainement autant dans le rêve mais admettons.
Plus délicate est la série limitée appliquée à des univers professionnels. L'esprit critique du client peut se révéler plus affûté que chez le profane. Voici venir le fier poids lourd Scania King of the Road, produit à 100 exemplaires seulement, «arborant fièrement le symbole du griffon» (une décalcomanie géante), qui «comblera les passionnés du légendaire Scania V8». Cela, c'est ce qu'on lit sur le site. Sur les forums de routiers, en revanche, ce n'est pas le griffon qui préoccupe. «Amis routiers, petite question : est-ce qu'on peut rouler avec un V8 en France ? Je me pose la question car il me semble que je n'en ai pas vu beaucoup dans l'Hexagone. Dites-le moi si j'ai dit une connerie.» Ce à quoi Akromatik(56) répond : «C'est surtout les frigos, bétaillères et grumiers qui ont des watts sous le capot.» La question, si l'on suit bien, c'est d'abord ce qu'il y a sous le capot.
Rareté relative
Loin, bien loin de ces produits onéreux, voici les séries limitées du supermarché. Curieusement, c’est dans cette offre grand public que l’affaire se complique. D’abord parce que les marchands ont tiré à l’excès sur la ficelle. Dans les linéaires, trop de séries limitées tue la série limitée. Il faut donc renouveler le genre. Pionnier dans la pratique, Evian a imaginé depuis plus de vingt ans la série limitée de Noël, avec contenants dessinés par un créateur. Quand les usines d’embouteillage d’eau de la marque crachent environ 2,2 milliards de flacons par an, l’édition des fêtes s’élève quand même à 2 millions d’exemplaires, ce qui arrête net toute idée d’une spéculation ultérieure (10 euros à la revente sur Priceminister).
Cette façon d’associer la notoriété d’une boisson à celle d’une célébrité a fait de nombreux émules. Dans les alcools, c’est un festival : édition limitée Dom Pérignon-Jeff Koons, Bollinger-James Bond, Piper Heidsieck-Christian Louboutin, Chivas-Christian Lacroix, sans compter Absolut Vodka marié avec une guirlande de créateurs au moins aussi conséquente que celle d’Evian. Est-ce que la manœuvre permet de vendre plus cher ? Pas forcément. Le coffret dessiné par Jeff Koons pour le millésime 2004, vendu 170 euros, n’est pas beaucoup plus onéreux que le coffret normal à 160. Quant aux vodkas, l’association d’Absolut avec Andy Warhol coûte au client 4 ou 5 euros de plus (sur 20 normalement).
Mais l'objectif de la série limitée dans le mass market n'est pas tant de grappiller quelques centimes de plus sur chaque exemplaire que d'en vendre, globalement, beaucoup plus. Quoi de mieux pour cela que d'associer deux marques à notoriété puissante ? Le Père Dodu marié à la Vache qui rit (le «Duo Poulet fromage»), le fromage frais Philadelphia parfum chocolat Milka, les Mikado goût Daim ou encore Coca-Cola avec les Lapins crétins… Dans la même veine, les couteaux Opinel couplés avec le Tour de France (manches jaune, vert ou à pois) ou avec le Vendée Globe. Si tout se passe bien, 1 + 1 n'égaleront pas 2, mais bien davantage. La série n'est alors pas forcément limitée dans les quantités produites mais elle l'est dans la tête du client, persuadé d'être tombé sur une rareté. C'est l'essentiel.
Pour une marque de très grande consommation, mettons Coca-Cola (350 millions de litres par jour dans le monde), la notion d’une production «limitée» est très relative. Le prix à la revente des éditions spéciales pour l’Euro 2016, telles qu’on les trouve déjà sur eBay, ne culmine pas dans les hauteurs, faute, sans doute, de pénurie. Quoique les tarifs soient étranges : de 3,99 à 200 euros pour une bouteille alu du même style. Ça sent l’estimation au doigt mouillé.
Problème supplémentaire, la série limitée est complexe à définir. Retour chez Google. Admettons que le lisseur à cheveux GHD, parce qu'il est livré en teinte «platinum», «jade» ou «marine» avec sa pochette assortie et son prix costaud (259 euros), soit une édition spécifique dans l'univers de ces engins (70 euros au maximum pour le haut de gamme). Admettons aussi que le ballon Beach Volley série limitée de Décathlon puisse prétendre à ce classement en raison des jolis dessins qui l'ornent. On veut bien également reconnaître que si le vélo pliant Brompton Black Edition n'existe en noir qu'à 5 000 exemplaires dans le monde (le quart de leur production), cela fait de l'objet une production limitée. OK. Mais le forfait B&YOU 20 GO de Bouygues ou le Power 40 GO de SFR, pourquoi nous dit-on que ce sont des séries limitées ? Parce qu'il n'y en aura pas pour tout le monde ? Parce que ça ne va pas durer ? Ah, ah… Ne serait-ce pas une bête promo qui se cache derrière la série limitée ? Plus mystérieux encore, le cas de la «Peinture murs et plafonds Blanc Mat 10 L série limitée». On la trouve sur le site de Castorama. Ce pot de la marque Tollens est décrit comme un produit qui «possède un fort pouvoir couvrant et masque parfaitement les imperfections». Si l'on comprend bien, les peintures en série non limitée ne seraient ni couvrantes ni masquantes. Bigre.
Plaisir abordable
Et voilà qu'au bout de cette enquête, on tombe sur le site de la Quiberonnaise, conserverie artisanale de sardines et autres poissons. Pour son 95e anniversaire, elle a fait dessiner des boîtes de sardines par Frank Margerin. Elle propose aussi une édition limitée de conserves ornées des dessins de Stanislas, PIC, et Gilbert Shelton. A 15 euros les trois, c'est un plaisir abordable. Combien d'exemplaires dans une série limitée de boîtes de sardines ? «Ça dépend du fabricant des boîtes, répond Thierry Jourdan, directeur de la société. La moyenne est à 10 000 exemplaires, mais quand on lance la machine, on ne sait jamais si elle va s'arrêter à 1 000 de moins ou de plus…» Un artisan comme celui-là, qui produit la toute petite quantité d'un million de conserves par an, n'est-il pas, de fait, l'auteur d'une série limitée ? En tout cas, ce qui devait arriver arriva : on passa commande de l'édition limitée. Les boîtes sont tellement jolies que l'on n'ose plus les manger.
(1) All You Need Is Love (2008), vendu à ce prix chez Artcurial le 19 mai 2015.
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