On ne le voit guère, on le devine à peine. Il est en hauteur, presqu'à la sortie de l'hôpital, entouré d'un mur de petite taille. Un cimetière que décrit en pleine guerre Paul Eluard : «Trois cents tombeaux réglés de terre nue/ Pour trois cents morts masqués de terre/ Des croix sans nom corps du mystère/ La terre éteinte et l'homme disparu/ Les inconnus sont sortis de prison/ Coiffés d'absence et déchaussés/ N'ayant plus rien à espérer/ Les inconnus sont morts dans la prison / Leur cimetière est un lieu sans raison.»
C’est là que les fous sont enterrés, juste une croix, ni nom ni dates. Les religieuses ont droit à une petite plaque émaillée, pas les fous. L’hiver, là-haut tout est blanc, et si froid.
Paul Eluard est en fuite, il a 47 ans. Il arrive en novembre 1943, avec sa femme, Nusch, à l'hôpital de Saint-Alban (Lozère) où il restera jusqu'en février 1944. Le poète se cache, le poète a toujours froid, et Nusch porte souvent le matin ses habits pour les lui réchauffer. Ils sont les «invités» du Dr Lucien Bonnafé, venu un an plus tôt prendre la direction de l'hôpital psychiatrique, car François Tosquelles, d'origine espagnole, ne peut administrativement diriger l'institution. Bonnafé, communiste et résistant, fuyait lui aussi la Gestapo, et ce poste dans ce lieu perdu lui convenait à merveille.
«Toujours discret»
De fait, dès 1941, l'hôpital s'est transformé peu à peu en refuge provisoire pour les victimes des lois antijuives, puis pour les résistants. Bonnafé : «Il y a plusieurs cas de réfugiés que les médecins ont fait passer pour fous. Comme de Bard, juif, médecin à l'Institut Pasteur, l'administration le licencie et il arrive à Saint-Alban.» Des scènes épiques se déroulent, où tout se mélange, comme avec cet autre docteur juif caché à l'hôpital. Pour sa sécurité, les médecins le font passer pour un fou, mais au lieu d'être discret, il se promène dans les couloirs en criant partout : «Moi, je ne suis pas un fou, les fous vont être persécutés, moi, je suis juif.» Qui est fou, qui ne l'est pas ? Certains réfugiés sont des résistants très actifs. L'hôpital fait aussi transiter du matériel vers le maquis, fabrique de faux papiers, et cela en collaboration avec le maire de Saint-Alban.
Novembre 1943, Eluard prend ses quartiers d'hiver avec sa femme. Une silhouette haute dans les allées de l'hôpital. Il découvre la folie. Il regarde, il écrit beaucoup, dont le recueil de poèmes Souvenirs de la maison des fous. Parallèlement, il entretient une énorme correspondance, sous le pseudonyme Bonnafé. Un imprimeur de Saint-Flour, Georges Sadoul, vient souvent lui rendre visite, c'est un résistant important. Tout cela se concrétise avec la fondation des éditions clandestines de la Bibliothèque française, qui devient une nouvelle facette de la résistance intellectuelle de Saint-Alban. On parachute même de Londres du papier, car il n'y en a pas assez.
Il faut se méfier aussi. Tout l'hôpital n'est pas fiable, mais par bonheur le visage de Paul Eluard n'est pas connu. Il est alors Eugène Grindel, ami du directeur. Eugène Grindel est d'ailleurs son vrai nom. «A l'hôpital, il y avait des gens qui ont été petit à petit convaincus, le secret n'a jamais été trahi», racontera François Tosquelles qui ajoutera : «Je préfère le mot asile à celui d'hôpital psychiatrique. On ne sait pas ce que cela signifie, hôpital psychiatrique. Asile veut dire que quelqu'un peut s'y réfugier ou qu'on s'y réfugie par force.» Un très vieil infirmier se souvient : «Paul Eluard venait souvent au service et à la salle commune, l'air à la fois très distingué et très peuple, très jeune et très vieux, très enthousiaste et très calme. Eluard, lorsqu'il passait dans le service, semblait distrait, toujours discret, ayant l'air de rien, mais il voyait, comme il voit ces malades qui déambulent.» Ainsi, ces quelques vers : «Le visage pourri par les flots de tristesse/ Comme un bois très précieux dans la forêt épaisse/ Elle donnait aux rats la fin de sa vieillesse/ Ses doigts leur égrenaient gâteries et caresses/ Elle ne parlait plus elle ne mangeait plus.»
«Le mot asile est très bon !»
On ne sait pas grand-chose de cet incroyable mélange qui coexistera pendant quelques années à l'hôpital de Saint-Alban. A un étage, il y a des fous, à un autre des résistants. Les deux cohabitent sans souci. Qui protège l'autre ? La femme d'Eluard se met à s'occuper des malades. Tosquelles diffuse sa façon d'être et de travailler avec les uns comme avec les autres. «J'ai eu deux spécialités : celles de convertir les communistes en communistes et les religieuses en religieuses. Parce que la plupart des catholiques ne sont pas catholiques. Je n'ai rien contre le fait que l'on soit catholique ou communiste. Je suis contre ceux qui se disent communistes et qui sont radicaux-socialistes ou fonctionnaires publics ; et contre les religieuses qui croient l'être, alors qu'elles ne sont que des fonctionnaires de l'Eglise. Une partie de mon métier a donc consisté à convertir les individus en ce qu'ils sont réellement, au-delà de leur paraître, de ce qu'ils croient être, de leur moi idéal. Les malades eux-mêmes étaient confrontés à la réalité de la guerre et savaient qu'au troisième étage du château se cachaient des résistants. Ils étaient cachés comme eux. Le mot asile est très bon ! Les fous se mettaient au service des réfugiés pour leur donner de quoi vivre.»
Tosquelles doit néanmoins se méfier, il fait l'objet d'accusations «antipatriotiques», un rapport note qu'il a une influence des plus néfastes sur tout le personnel de cet hôpital au printemps 1944. Avec Bonnafé, le Catalan fait très attention ; jamais d'arme dans les locaux. Lors de la bataille du Mont Mouchet, haut lieu de la Résistance, Saint-Alban prendra les allures d'un hôpital de guerre. Mais Eluard est déjà reparti. Dans le cimetière, restent les mots du poète. Longtemps après, Tosquelles s'est battu pour que ce bout d'outre-tombe ne disparaisse pas complètement, au point même que ses parents y sont enterrés.
Mercredi : Quand le dr Tosquelles fonde la société du Gévaudan