Que reste-t-il du docteur Tosquelles à Saint-Alban ? Et quelles traces de cette magnifique histoire ? Bien sûr, il y a cette plaque, et ces mots apposés, le 25 octobre 1987 : «Mais voici que l'heure est venue/ De s'aimer et de s'unir/ Pour les vaincre et les punir», de Paul Eluard. Il y a ce nom, celui de François Tosquelles, donné en 1990 à l'hôpital. Il allait mourir le 25 septembre 1994. Il y a le cimetière rénové, où trois planches de marbre servent de sculpture à côté des tombes des parents du médecin catalan. Autour, il y a de l'herbe et le sentiment de tombes enfouies. Mais pour le reste…
«Coup de grâce»
En arrivant dans ce gros bourg de Lozère, nulle trace aujourd'hui de remparts, ni de murailles, ni même de murs. Nulle fenêtre, donc. Il faut monter tout simplement, à un moment vous y êtes. Mais où êtes-vous ? Rien n'a remplacé l'asile. Il y a quelques mois, le Collectif des 39, qui rassemble beaucoup de personnes élevées dans la psychothérapie institutionnelle dans l'ombre de François Tosquelles, a écrit ces mots : «Est-ce la fin de l'hôpital de Saint-Alban ? Aujourd'hui, alors que l'hôpital est implanté en divers endroits, qu'en est-il de ce souffle ? En février 2015, est arrivée une nouvelle direction. Le tempo est donné : l'hôpital psychiatrique de Saint-Alban, "entreprise comme les autres", avec son économie de gestion et son augmentation de la productivité, reçoit son coup de grâce. Modèle paradoxal où tout se trouve standardisé, nous sommes dans le "tout normé", il faut "séquencer" les opérations de travail tout en proposant un service exclusif et personnalisé devant respecter la singularité de chacun. Dans ce système mis en place, seule la logique managériale prévaut. Et c'est une performance financière que doit réaliser l'hôpital cette année : 900 000 euros d'économie.»
Que faire ? «Impression qu'il n'y a rien à faire, que tout le monde est pris à la gorge. Sentiment accentué par l'isolement des individus qui n'auront d'autres choix que de se soumettre. On se rencontre moins, on piétine. La direction assène un discours et un vocabulaire de management, et trouve même des services qui "descendent" d'autres services, collaborant par là même au démembrement de l'hôpital. Dans ce climat qui pourrit, cette ambiance délétère, chaque salarié doit proposer des idées pour améliorer son poste, chaque unité des idées pour améliorer son service, sa méthode pour organiser sa douce agonie, en tout cas silencieuse.»
Sinistre bilan. Tosquelles est parti depuis longtemps. Lui, le prince du lieu, employé en 194O comme infirmier, avait dû refaire sa formation. Puis, après avoir franchi tous les échelons de la hiérarchie hospitalière, il est devenu psychiatre (le gouvernement ne reconnaissait pas le diplôme de psychiatre espagnol qu’il avait en arrivant en France) et en 1953, enfin, il a été nommé médecin directeur de l’hôpital, poste qu’il occupait de fait depuis au moins dix ans. Il le sera encore une décennie.
Pendant ces années-là, Saint-Alban rayonne, on y vient de loin, et on y reste. Les bases de la psychothérapie institutionnelle vont se diffuser partout, pour être à l'origine de ce que l'on appellera le secteur, un territoire sur lesquels se trouve toute une palette de prises en charge du malade. Jean Oury, qui allait fonder la Clinique de La Borde, y arrive comme interne en 1947. Frantz Fanon, lui aussi interne en psychiatrie, rencontre en 1952 Tosquelles à Saint-Alban ; il a entendu parler à Lyon d'une «pratique psychiatrique attentive surtout à la complexité des différences qui lient entre eux les hommes». En 1965, n'ayant plus de raisons d'être, les murs d'enceinte sont démontés : l'hôpital est désormais «pleinement intégré dans la commune de Saint-Alban», dit-on. Mais François Tosquelles est déjà parti.
«Univers cotonneux»
En juin, se sont tenues les Rencontres de Saint Alban. «Pour ceux qui en doutent, à Saint-Alban, nous travaillons dans un hôpital psychiatrique, a lâché, lors de l'ouverture et non sans ironie, la présidente de l'Association culturelle du personnel de l'hôpital de Saint-Alban. Et, pour preuve, nous baignons dans un milieu ambiant logique, cohérent, ordonné, parfaitement adapté à la folie que nous sommes censés soigner. Le reflet de ce travail est informatisé, son image est précise, évacuant les résidus de doutes possibles.»
Depuis au moins dix ans, l'hôpital Saint-Alban est devenu comme les autres, propre et inhospitalier. Cette femme de l'association décrit un lieu fou : «10 % de notre budget d'investissement est utilisé pour l'achat de caméras, installées à l'extérieur de certains services de soin. Protection du dehors ; contrôle du dedans. Dans cet univers cotonneux, l'agressivité se chuchote et, sans nous en rendre compte, nous sommes confortablement coincés dans une relation d'autorité. D'ailleurs, dans le secteur de Saint-Alban - c'est-à-dire tout le département -, cela commence déjà à se faire sentir. Certains patients sont désignés comme incurables, n'étant plus à leur place au sein de l'hôpital. En un mot, inadaptés.» Et cette militante de terminer ainsi : «Avons-nous oublié ce que Tosquelles nous disait : "L'isolement est au cœur du problème de l'origine de la maladie et au cœur de cette démarche thérapeutique."»
Voilà, c’est ainsi. Saint-Alban est propre, rangé. Quand on traîne dans l’immense hangar à ciel ouvert qu’est devenu l’hôpital, c’est la psychiatrie publique d’aujourd’hui, inhospitalière et froide. On ne voit rien, on ne rencontre personne dans ces lieux désertés. Nul coin pour se protéger, nul mur pour pleurer.
Dans ce qui a été le château de Saint-Alban, cœur de l'hôpital, s'est installé l'office du tourisme. Dehors, ce n'est plus un lieu de passage, ni même un lieu de halte. On guette la vie, même la plus folle, et on ne voit que des places de parking. «Cadre de santé», «Docteur, «Direction»… Les malades ont disparu, les places de parking les ont remplacés, et la direction se plaît de noter que «tous les bâtiments ont été rénovés». Enfin, le lieu a eu son accréditation. Bref, tout va bien.
Ce week-end : Un plat, une herbe et His name was Bond