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Balladurisation

Juppé, un néo-Balladur ? Pourquoi ça ne tient pas

Le camp sarkozyste fait le pari d'un décrochage du maire de Bordeaux à l'approche de l'échéance de 2017, tel Balladur face à Chirac en 1995. Mais Sarkozy n'est pas Chirac et Juppé n'est pas non plus Balladur.

Edouard Balladur, alors Premier ministre, et Alain Juppé, alors aux Affaires étrangères, à Matignon en mai 1993. (Photo Philippe Wojazer. Reuters)
Publié le 07/08/2016 à 19h31

Parce que Sarkozy n'est pas Chirac...

Et revoilà le candidat du peuple. Jacques Chirac avait renversé la table en dénonçant les ravages d'une «fracture sociale». Face à un Edouard Balladur désespérément raisonnable qui promettait de réformer tranquillement «sans fracture ni rupture», l'ancien maire de Paris avait centré son discours - écrit par Henri Guaino, future plume de Nicolas Sarkozy - sur le «désarroi» d'une jeunesse qui ne voit poindre que le chômage ou des petits stages au terme d'études incertaines. Ardent défenseur de la justice sociale et de l'unité nationale, le candidat Chirac parviendra effectivement à capter une bonne partie de la jeunesse et de l'électorat populaire. Devenu président, il expliquera devoir donner la priorité à la réduction des dépenses car il avait «sous-estimé l'ampleur des déficits»

Qu'importe, face à Juppé, Sarkozy semble décidé à user des mêmes ficelles. Il prétend parler au peuple négligé par ses adversaires. Mais plutôt que la justice sociale, il promet de lui rendre son «identité», menacée par «l'islam identitaire». Il jure de combattre l'«esprit de renoncement», maladie des élites qui se «prosternent» devant le communautarisme et ne se sentent plus ni le désir, ni la force, de défendre l'identité culturelle et spirituelle de la France.

Pommes. Sur fond de menace terroriste et de crise existentielle en Europe, ce discours a son efficacité, comme l'atteste l'évolution des sondages. De là à conclure que la dynamique enclenchée est aussi puissante que celle qui a poussé Chirac devant Balladur, il y a un grand pas qu'on se gardera de franchir.

Car quoi qu’il dise, quoi qu’il fasse, Sarkozy sera toujours renvoyé au bilan de son quinquennat. Il sera prié d’expliquer ce qu’il a fait du Kärcher qu’il prétendait dégainer. On lui rappellera qu’il était déjà, en 2007 puis en 2012, le candidat de l’identité nationale. En clair : difficile de garantir que les électeurs de droite achèteront trois fois la même histoire. Au printemps 1995, quand le croqueur de pommes Chirac s’attire une vague de sympathie inespérée en se faisant passer pour un Che Guevara républicain, prêt à révolutionner la France, il n’avait plus grand-chose à avoir avec le Chirac Premier ministre très libéral de la cohabitation 1986-1988.

Dans la campagne de cet automne, les concurrents, Juppé en tête, ne se priveront pas d'ironiser sur la posture de briseur de tabous adoptée par l'ancien chef de l'Etat. Dans le camp Juppé, comme dans celui de Fillon, on fait le pari, audacieux, que les électeurs français sont vaccinés contre les recettes miracles des bonimenteurs. «Raser gratis ? Ça marchait très bien en 1995. La forte exposition de Sarkozy cet automne va faire ressurgir ses contradictions. Les réseaux sociaux se chargeront de montrer qu'il est capable de dire tout et son contraire», pronostique un lieutenant d'Alain Juppé.

Réalité. On veut croire aussi qu'en 2016, le contrôle du parti et le soutien massif des militants n'ont plus le même poids qu'en 1995. Car la primaire change les règles du jeu. Pour être l'unique candidat de la droite, deux points d'avance sur Balladur au premier tour de l'élection présidentielle avaient suffi à Chirac. Sarkozy, lui, devra faire beaucoup mieux. Dominer d'une courte tête le premier tour de la primaire sera loin de suffire pour gagner au second. Les enquêtes montrent que les électeurs des autres candidats François Fillon et Bruno Le Maire ont très majoritairement l'intention de voter pour le maire de Bordeaux en cas de duel Juppé-Sarkozy. Car telle est la dure réalité des enquêtes d'opinion : deux ans après son retour, près de 70 % des Français ne veulent toujours pas de Nicolas Sarkozy.

... Et que Juppé n'est pas Balladur

Balladuriser Juppé ? L’entreprise est assez hasardeuse. Elle pourrait même se révéler plutôt contreproductive pour l’ancien chef de l’Etat. Car si quelques ressemblances s’imposent au premier abord, ce sont plutôt les différences qui ressortent d’un examen plus attentif des carrières des deux anciens Premiers ministres.

Selon les sarkozystes, ils auraient en commun d’être d’honnêtes technocrates égarés en politique. De brillants énarques physiquement incapables d’aller vraiment au combat électoral. C’était, en effet, l’un des principaux handicaps de Balladur. Quand il se lance dans la bataille présidentielle en 1995, il a derrière lui une longue carrière de haut fonctionnaire et de chef d’entreprise. Il n’a été élu pour la première qu’en 1986, à 50 ans passés. Et son expérience se limite à deux très confortables campagnes législatives dans les beaux quartiers de la capitale.

Son adversaire, Jacques Chirac, a déjà derrière lui trente ans de mandats électifs et deux présidentielles. Jeune loup gaulliste parrainé par Pompidou, il est allé arracher aux communistes une circonscription de Corrèze dès 1967. S’il fallait le comparer à l’un des duellistes de 1995, Juppé serait, de ce point de vue, bien plus Chirac que Balladur. Quatre fois élu maire de Bordeaux à partir de 1995, il a commencé sa carrière politique dans le XVIIIearrondissement de Paris en 1983 : il s’y fera élire député à trois reprises face à Bertrand Delanoë. «Des combats qui valent bien ceux de Neuilly-sur-Seine», ironise un juppéiste dans une allusion à la carrière électorale de Sarkozy. «Si je suis Balladur, qui est Chirac, alors ?» blaguait Juppé sur RTL en juin 2015.

Vacciné. L'autre différence cruciale tient à la perception de l'opinion. Jusqu'à début 1995, Balladur jouit d'une solide popularité. Comme Juppé aujourd'hui, il est jugé compétent et rassurant. Mais un autre trait d'image va précipiter sa chute : celui du traître. Dès lors qu'il devient officiellement candidat, le 18 janvier 1995, Balladur devient celui qui a planté le poignard dans le dos de son ami de trente ans. Voilà un procès contre lequel Juppé paraît totalement vacciné. Certes, ses adversaires ne manqueront pas de faire tourner cet automne sur les réseaux sociaux les récits de ses ennuis judiciaires. Mais, dans la mémoire des Français, sa condamnation de 2004 à quatorze mois de prison avec sursis et un an d'inéligibilité pour «prise illégale d'intérêt» a gardé une dimension sacrificielle. Sans broncher, il a payé pour Chirac.

On pourra donc difficilement faire à Juppé un procès en déloyauté. D’autant que sa déclaration de candidature à la primaire est intervenue en août 2014, alors que Sarkozy n’était toujours pas officiellement sorti de sa pseudo-retraite et ne pouvait donc pas prétendre au statut de candidat naturel, revendiqué pour lui par ses lieutenants.

Bouquet de fleurs. Juppé s'est déclaré très en amont, par un message inattendu et très efficace posté sur son compte Facebook. A l'inverse, Balladur avait choisi d'officialiser son entrée en campagne trois mois avant la présidentielle. Sous les dorures de Matignon, derrière un bureau décoré d'un ridicule petit bouquet de fleurs, sa prestation pleine de suffisance est restée dans l'histoire comme un modèle de ratage.

Les proches d’Alain Juppé insistent, à juste titre, sur le fait que leur champion n’a rien de commun avec Edouard Balladur, alias «Sa Courtoise Suffisance» pour le Canard enchaîné. Comme tous les juppéistes, l’ex-ministre Dominique Bussereau souligne que l’ancien Premier ministre «droit dans ses bottes» a été métamorphosé par son expérience de maire de Bordeaux : «Il est capable de prendre son temps. Il va voir les baigneurs sur les plages, pas besoin de le pousser. Il est capable d’autodérision. Les gens lui trouvent même de l’humour.»