Parce que gare à l'effet bulle
Ceux qui veulent voir en Alain Juppé un nouveau Edouard Balladur font valoir que la popularité des deux ex-Premiers ministres serait fondée sur la même fiction d'un effacement des clivages et d'une surmobilisation de «la France qui va bien». Un mirage qui ne manquera pas de se dissiper, en 2016 comme en 1995, quand les candidats entreront dans le dur du combat électoral. A l'époque, la cote de Balladur avait atteint des sommets au tout début de l'année, après le renoncement de Jacques Delors. Avant de brutalement chuter quand Lionel Jospin avait été officiellement désigné. De même, Juppé profiterait de l'extraordinaire impopularité de François Hollande au cœur d'une gauche en ruine, mais dont on ne peut exclure un début de reconstruction à la faveur de la primaire au début de l'année prochaine. Le politologue Jérôme Sainte-Marie (PollingVox) souligne que Juppé apparaît «comme un moindre mal» pour une «gauche démoralisée», ce qui lui vaut un taux d'opinions favorables anormalement haut (près de 70%) parmi les sympathisants PS, mais il juge que, in fine, chacun retrouvera son camp : on a tendance à «exagérer le poids des électeurs de gauche» dans la future primaire de la droite, rien n'indiquant qu'ils seront plus nombreux que ceux du FN (12 à 15%).
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Comme Balladur jadis, Juppé bénéficie du soutien massif de près de 75% des électeurs centristes. Et comme lui, il est particulièrement populaire chez les personnes âgées et plutôt aisées. En misant sur son dynamisme et sur sa capacité à faire rêver, Sarkozy espère attirer dans la primaire les classes populaires et les jeunes, deux catégories qui avaient permis à Chirac de retourner la situation en 1995. Selon Brice Teinturier (Ipsos), 70% des personnes décidées à voter à la primaire ont plus de 50 ans et 40% gagnent plus de 3 000 euros par mois. En mobilisant contre «le candidat du système», l'ex-chef de l'Etat parie qu'il saura changer cette sociologie électorale, comme Chirac. En 1995, Balladur avait tardivement tenté de riposter en essayant de faire peuple : on le vit monter sur une table et même prendre le métro. Ces mises en scène ridicules avaient eu un effet désastreux, rappelle François Miquet-Marty (Viavoice) : «Les gens se posaient des questions. Pourquoi fait-il cela ? A-t-il si peur de perdre ?» Les sarkozystes espèrent que les images de Juppé en chemise à carreaux découvrant le «beer-pong» produiront les mêmes effets.
Dans son entreprise, Sarkozy est persuadé que le contrôle du parti reste un atout décisif. Il a derrière lui ses «Républicains» comme Chirac avait le RPR et la majorité de ses militants. Même au plus bas dans les sondages, les deux chefs de partis pouvaient compter sur un socle électoral solide qui permettrait le moment venu de rebondir. Chirac avait écrit pour ses sympathisants un livre programme, la France pour tous, où il était beaucoup question du «peuple», de son désarroi et de sa colère : «Trop de Français se sentent incompris et dédaignés, […] le sort fait aux Français les plus modestes [appelle] un changement profond.»
Vingt ans après, Sarkozy, qui pourrait publier un nouveau livre à la rentrée, ne jure lui aussi que par le peuple, le convoquant une cinquantaine de fois dans son discours en juin à Saint-André-lez-Lille (Nord). «Les Français ont adoré Simone Veil, Jacques Delors, Edouard Balladur et Bernard Kouchner. Mais ils ont voté pour Mitterrand, Chirac et moi !» dit-il à ses proches. Sûr de son affaire, le candidat se fait fort de battre Juppé. Lequel, comme Balladur, a donné l'impression, au printemps, de jouer la montre pour ne pas abîmer sa position dominante. C'est alors, justement, que les sondages ont commencé à être moins bons.
Parce que les sondages sont de plus en plus serrés
Depuis juin, tous les sondages font apparaître une réduction très significative de l’avance de Juppé sur Sarkozy. Même si elle n’est pas aussi forte ni aussi brutale que celle qui déboucha, début mars 1995, sur le croisement des courbes de Chirac et de Balladur, les deux mouvements sont incontestablement comparables. A douze mois du premier tour, Balladur était crédité, selon TNS Sofres, de 33% d’intentions de vote, contre 14% pour son rival. En février 1995, il n’avait plus que 4,5 points d’avance : 23,5% contre 19% à Chirac. De la même manière, l’écart Juppé-Sarkozy a considérablement diminué le mois dernier. Pour la première fois depuis près de deux ans, le sondage Odoxa pour BFM TV du 26 juin a enregistré une baisse significative du maire de Bordeaux (-5 points) et une remontée équivalente de Nicolas Sarkozy (+4 points). L’écart entre les deux hommes s’en trouve réduit d’autant. Avec 38%, le maire de Bordeaux ne compte plus que 12 points d’avance sur l’ancien chef de l’État. Auprès des seuls sympathisants de la droite et du centre, le retournement est plus clair encore. Alors qu’il était distancé de 10 points en mai, Sarkozy passe devant Juppé avec 34% contre 32%.
Confirmée par plusieurs enquêtes courant juillet, cette évolution, qui n’est pas une inversion du rapport de force, doit sans doute beaucoup aux actualités terroristes, mais aussi à la loi travail et au Brexit, qui ont permis à Sarkozy de surfer sur ses sujets de prédilection : autorité, frontière et identité. Avec un Sarkozy moins impopulaire, Juppé cesse d’être le seul à garantir la victoire de la droite en 2017.
Sans évoquer un lien de causalité direct, Bernard Sananès (Elabe) a récemment souligné dans les Echos que «le tassement sondagier d'Alain Juppé et le relatif retour de flamme de l'ancien président sont dus aux mêmes facteurs : […] à droite, c'est sa discrétion après l'attaque de Saint-Etienne-du-Rouvray qui a pénalisé [Juppé]». L'ancien Premier ministre se trouvait en Polynésie au moment des faits et ne s'est fait entendre dans les médias que le 29 juillet, trois jours après le drame, pour proposer «six leviers contre le terrorisme». Quand, dans le même temps, Sarkozy se montrait en première ligne.
En juillet, selon le baromètre du Journal du dimanche mesurant la visibilité médiatique des candidats à la primaire, le rapport entre Juppé et Sarkozy était de un à deux en faveur de l'ex-chef de l'Etat, lequel travaille son image en multipliant ces derniers jours les entretiens-confidences, sur RTL comme dans le Point. Sur le plan de l'opinion, si l'étoile de Juppé pâlit (un peu), Bernard Sananès souligne que c'est aussi parce que l'élu bordelais «a perdu à gauche pour ses déclarations suite à l'attentat de Nice». Dès le lendemain de la tuerie, Juppé avait ainsi assuré que «tous les moyens [n'avaient] pas été pris» pour lutter contre le terrorisme. Des propos surprenants chez lui, habituellement plus mesuré, aussitôt taclés par le Premier ministre, Manuel Valls, mais aussi par Nicolas Sarkozy, qui les a jugés «pas raisonnable[s]»… tout en qualifiant notre Constitution d'«arguties juridiques» faisant obstacle à la sécurité des Français.
Président de l'institut Viavoice, François Miquet-Marty, pointe, lui, que le statut de favori peut mobiliser le camp adverse. Pour Juppé aujourd'hui comme pour Balladur hier, «la rumeur d'une victoire acquise» serait lourde de menaces. D'une certaine manière, la constante mise en avant d'un grand favori est une provocation pour les électeurs, qui peuvent le vivre «comme une captation démocratique». Un proche de Sarkozy insiste : «Une campagne, c'est justement fait pour faire bouger les lignes. Les favoris, ça ennuie les Français. Et aussi les médias : après avoir fait monter Juppé aux sommets, ils vont lui couper la tête.» Comme Chirac jadis, Sarkozy ne se prive pas d'appeler à la révolte contre un vainqueur déjà désigné par «le système». A ce propos, il ne se lasse pas de paraphraser le coup de gueule ironique de Philippe Séguin en janvier 1995 : «Arrêtez de croire qu'il va y avoir une élection présidentielle. Le vainqueur a déjà été désigné. Proclamé. Encensé. Circulez, y a rien à voir !»