Lundi, le ministère du Travail a confirmé le licenciement pour faute lourde d'un délégué syndical CGT d'Air France mis en cause dans «l'affaire de la chemise déchirée». Le 5 octobre 2015, le DRH de la compagnie, Xavier Broseta, était évacué, torse nu, du siège d'Air France après un comité central d'entreprise (CCE) sous tension. Trois jours plus tôt, la direction avait annoncé un plan de 2900 suppression d'emplois.
Pourquoi le ministère était-il saisi ?
C’est une procédure courante lorsqu’une entreprise veut licencier un salarié protégé, ce qu’est un délégué syndical. Ici, le ministère du travail était saisi par la direction d'Air France, qui avait vu le licenciement de Vincent Martinez, délégué CGT, refusé par l’inspection du travail en janvier. En effet, c'est l'inspection du travail qui doit valider les licenciements de salariés protégés, ce qu’elle fait rarement. Sa décision peut ensuite faire l’objet d’un recours gracieux devant sa hiérarchie, à savoir le ministère du Travail, ou d’un contentieux devant le tribunal administratif, une procédure plus longue et rarement choisie en premier lieu par les employeurs.
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Régulièrement, le ministère du Travail valide des licenciements de syndicalistes refusés par l'inspection du travail. En juillet, il avait ainsi annulé un refus de licenciement émis par la direction du travail concernant un délégué CGT de Sodexo, après une grève jugée «illicite» par le tribunal de grande instance.
Quels sont les arguments du ministère ?
Publié lundi, le communiqué de presse de la ministre du Travail justifiant le licenciement de Vincent Martinez était succinct : «A l'issue d'une analyse longue et minutieuse des faits survenus le 5 octobre 2015 en marge du comité central d'entreprise du groupe Air France, et sur la base des éléments portés au dossier, il ressort que la faute reprochée est d'une gravité suffisante pour justifier le licenciement du salarié protégé.»
Sur les «faits survenus», aucune précision alors que l'inspection du travail avait répondu point par point aux arguments de la direction d'Air France. Mais ce mardi, 20 Minutes a publié sur son site de longs extraits de l'argumentaire ministériel (dont Libération a pu également prendre connaissance), lequel répond à son tour à l'inspection du travail et à Air France.
Comme nous l'écrivions en janvier, le dossier tourne autour de deux vidéos diffusées à la télévision. La première, tournée au milieu de la cohue, montre Vincent Martinez dans un mouvement de foule ; la seconde le montre sur le chemin de Xavier Broseta, escorté par deux vigiles, juste après qu'il a été extrait de la foule.
Sur la première, Air France disait avoir vu Vincent Martinez pousser un salarié «en direction» du DRH. L'inspection du travail avait répondu qu'«au vu de l'ampleur de la cohue et de l'angle de la caméra, il est impossible de déterminer avec certitude si Monsieur M. bouscule des salariés volontairement ou s'il est lui-même chahuté». A son tour, le ministère a donné tort à Air France, avec un autre argument : Vincent M., «pris dans les mouvements de foule, a, à plusieurs reprises, tenté de repousser des manifestants en les poussant», et «c'est lors d'une de ces actions qu'il a repoussé un manifestant vers le personnel de la direction qui se trouvait pris à partie». C'est donc involontairement qu'il l'aurait fait, aux yeux du ministère comme de l'inspection du Travail. Tous deux soulignent également sa volonté de pacifier les choses à ce moment.
La seconde vidéo est, depuis le départ, plus compliquée à interpréter. Très brève, on peut la voir dans ce duplex diffusé par BFM Business le jour des faits, à partir de 1’40" :
La version d'Air France : «Alors que M. Broseta, entouré de deux vigiles, court afin de fuir la foule qui l'avait agressé […], Monsieur Martinez agresse un des vigiles en le poussant violemment, entraînant sa chute brutale, ainsi que celle de M. Broseta et de l'autre vigile.»
La version de l'inspection du travail : «Ces images ne permettent pas de déduire la force de la poussée exercée par Monsieur M. à l'encontre du vigile […]en conséquence son caractère violent ne peut être établi.» Par ailleurs, ajoutait l'inspection, l'action n'était pas dirigée contre le DRH, mais contre un vigile qui n'avait rien à faire là, le recours à une entreprise de sécurité privée étant interdit dans le cadre d'un conflit du travail.
Le ministère, pour sa part, a rejoint la version d'Air France, en écrivant : «Lorsque ces trois personnes sont passées près de M. Martinez, ce dernier a, par un acte délibéré ne résultant pas d'un mouvement de foule ou de toute autre pression, poussé l'un des deux vigiles soutenant M. Broseta, entraînant la chute de ce dernier et des deux vigiles.»
Volonté de pousser ou tentative d’agripper ?
Vu la vitesse de l’action, il est difficile d’avoir une certitude totale sur ce qui s’est passé. Mais en ralentissant au maximum, on peut plutôt voir que Vincent Martinez, à droite sur l’image, tente d’agripper le bras du vigile de droite pour le retenir…
… mais au moment où ce dernier se retourne pour échapper à la prise du syndicaliste, il commence à perdre l’équilibre, tandis que Xavier Broseta, qui le tient par la main, poursuit son mouvement vers l’avant…
… ce qui provoque sa chute et celles subséquentes des deux vigiles.
Il ne s'agit pas d'un détail : Vincent Martinez est licencié pour «faute lourde», considérée comme plus grave que la «faute grave» car signifiant que le salarié a volontairement eu «l'intention de nuire à l'employeur», rappelle le site service-public.fr. C'est en outre «à l'employeur d'apporter la preuve de cette intention». Vincent Martinez a-t-il voulu nuire à son DRH ? Difficile de l'établir clairement devant ces images.
Où en est l’affaire en justice ?
Vincent M. fait partie des cinq salariés poursuivis en justice pour «violences en réunion», tandis que dix autres sont accusés de dégradation, notamment pour avoir forcé la grille qui mène au parvis devant le siège social d'Air France. Pour l'heure, aucun de ces quinze salariés ou ex-salariés n'a été condamné : à l'issue d'une première audience le 27 mai, le procès a été renvoyé au 27 et 28 septembre, la défense estimant que «ce débat doit avoir lieu sereinement et pas à la sauvette».
Quelles sont les réactions ?
«Je suis très surpris, très surpris», a réagi Vincent Martinez lundi sur Europe 1, évoquant un «petit coup de massue». Il a dénoncé une «décision un peu politique» en rappelant avoir «fourni une vidéo qui montrait clairement mon rôle de modérateur», qui a été rappelé par l'inspection du travail. «Je n'étais pas venu là pour casser, mais plutôt pour essayer de protéger. J'ai bien montré cette vidéo à l'inspection du travail, je l'ai montrée aussi quand j'ai eu les entretiens au ministère du Travail», a-t-il dit, faisant part de son intention de «contre-attaquer» devant le tribunal administratif, comme la loi le lui permet.
Il a reçu le soutien du secrétaire général de la CGT, Philippe Martinez, qui a jugé «proprement scandaleu[se]» la décision de la ministre du Travail, y voyant une «attitude revancharde» du gouvernement à la suite du conflit sur la loi travail. La décision a également été critiquée par la sénatrice socialiste de Paris et candidate à la primaire de la Belle Alliance Populaire Marie-Noëlle Lienemann, (PS, UDE et PRG) sur France Info : «C'est un mauvais signal pour le monde syndical qui n'a déjà été pas bien traité du tout dans le débat sur la loi Travail.»