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Libération
Transportez-moi (3/7)

Yves Matter, marin d’eau douce

Cet Alsacien commandant de bateau sur le Rhin vit une histoire d’amour avec ce fleuve impétueux traversant l’Europe.
Yves Matter, en juin. (Photo Pascal Bastien pour «Libération»)
publié le 9 août 2016 à 17h31

Yves Matter, commandant du Symphonie, bateau navigant sur le Rhin, 79 cabines, 110 mètres de long, ne correspond pas aux idées reçues que l'on se fait sur le métier, surtout si on a dévoré de nombreux épisodes de La croisière s'amuse. Non, il n'invite pas des privilégiés à dîner à la «table du capitaine» car il n'y a pas de table du capitaine. «Ça ne se fait plus. Comme on a de plus en plus de navigation de nuit, on n'aurait pas assez de monde pour assurer correctement les quarts.» Il ne porte pas non plus de casquette, folklore que son employeur, CroisiEurope, ne demande pas. «Dans les compagnies américaines, peut-être…» Il y a, certes, «le speech d'accueil» et, raconte Yves Matter, «quand il faut parler à 150 personnes, vous transpirez à grosses gouttes». Mais, pour la soirée de gala, qui clôt le périple, «heureusement, on n'est plus obligé de danser». De Strasbourg à Amsterdam, la croisière a sûrement de nombreuses occasions de s'amuser mais le commandant, lui, la mène à bon port.

Yves Matter ne correspond pas non plus aux idées reçues que l'on se fait sur les gens du métier. Il n'est pas né sur une péniche d'une famille ancrée de longue date sur fleuves et canaux. C'est un fils d'enseignants, élevé sur la terre ferme, à Ostwald, au sud de Strasbourg. Alsacien «pur et dur», comme il le dit, Yves Matter n'avait autour de lui «personne dans la batellerie ou même dans la marine marchande». «Personne dans ma famille ne naviguait», résume-t-il, sauf son père, qui faisait «des maquettes de voiliers du XVIIIe siècle», sorte de navigation virtuelle. Mais bon, de là à créer une vocation… «J'aimais la physique, la chimie, je voulais faire de la recherche. Mais pour rentrer en seconde scientifique, à l'époque, il fallait 12 en maths. J'étais moyen, et je n'avais pas envie de redoubler.»

Alors, alors… voilà que passe au collège le proviseur du lycée de la Batellerie, qui faisait de la retape pour sa boutique. Il existe trois établissements de ce type en France, dont le plus important à Strasbourg. Le jeune Yves a deux ou trois ans de moins que ses camarades qui sont plutôt en échec scolaire, et doit répondre à des professeurs qui lui demandent : «Qu'est-ce que tu fais là ?»

Il fait sans doute une rencontre. Avec la navigation, certes, mais surtout avec le Rhin. «Un fleuve, ça vit, ça bouge en permanence», explique-t-il. En utilisant la soucoupe de la tasse à café, il montre comment un banc de sable «peut s'accrocher à un enrochement et parfois, c'est mieux de passer juste au dessus - geste du doigt sur la soucoupe - plutôt qu'au milieu où il y a davantage de courant». Encore faut-il être capable de mesurer le tirant d'eau avec ces bateaux qui n'ont pas de sonar. «Le fleuve, résume Yves Matter, il faut vraiment le sentir et pour ça, il n'y a rien de mieux que de naviguer.»

L'homme n'a pas toujours été le capitaine de ce joli navire dans lequel nous devisons. «J'ai commencé comme matelot débutant sur des pousseurs», du nom de ces navires qui poussent des barges. L'accrochage de l'un à l'autre s'appelle un «accouplement». «C'est très physique, parce que les câbles sont lourds parce qu'il y avait beaucoup de barges, beaucoup d'accouplements. On rentrait, on était crevé.» Vingt-cinq ans dans ce métier, en gravissant les échelons. Mais en solitaire. «Je ne me suis pas marié, c'est le hasard de la vie, dit-il. Avec le poussage, on ne sortait pas souvent, on n'avait pas beaucoup d'occasions de rencontres.»

L'activité fluviale n'est pas, si l'on ose dire, un long fleuve tranquille. Après que la compagnie a perdu «un ou deux très gros contrats», Yves Matter se retrouve «en trop». L'employeur lui propose un poste d'affréteur, ces gens qui négocient le prix des chargements. «Mais il faut être assez dur, et ce n'est pas vraiment mon caractère.» Retour sur les flots, à piloter des porte-conteneurs. Le rythme est dicté par la mondialisation postcrise de 2008, «avec une boîte qu'on dépose là, une autre ici, et vous êtes tout seul là-haut à faire les manœuvres». Pas gai. Le moment de bonheur, c'était le retour, «trois jours de navigation de Rotterdam ou Anvers vers Strasbourg, où on pouvait décompresser».

Et puis, un matin, radio-fleuve lui apprend que Croisi-Europe recrute des commandants. Dans cette maison alsacienne et familiale, spécialisée dans le tourisme fluvial, le personnel est aux 35 heures même si le planning, assez complexe, ne le montre pas. Quand les heures sont faites, Yves Matter retourne dans le village où il habite au sud de Strasbourg, dévore des livres à haute dose, des BD pas mal aussi et «à une époque, tout ce qui passait en salle. S'il y avait trente films à Strasbourg, j'allais voir trente films».

Mais, ajoute-t-il, quand «je suis à bord, je reste à bord». Même pour les courtes escales au port d'attache, comme celle où nous nous rencontrons. Les passagers sont partis ce matin. D'autres embarqueront à 16 heures. On aurait bien aimé naviguer un peu mais à la place, on se contente d'un (très bon) déjeuner dans la salle à manger du navire avec une petite troupe qui entoure le commandant et évoque, entre autres, le spectaculaire delta du Danube. Mais surtout le Rhin bien sûr.

Yves Matter est titulaire de la patente spécifique à ce fleuve. «Elle est valable partout, sauf pour le Danube», explique-t-il. Le capitaine pourrait sans doute être affecté sur la Seine s'il le demandait mais le Rhin, outre les racines, est bien plus porteur de sens. La voie est gérée par une commission qui réunit cinq pays (la Suisse, l'Allemagne, la France, la Belgique et les Pays-Bas) avec une présidence tournante. La Commission centrale pour la navigation du Rhin a été créée en 1815 à l'issue du Congrès de Vienne et elle est considérée comme la première organisation internationale de l'ère moderne. Bien de la même eau, le capitaine parle le français, l'allemand et le néerlandais. Le Rhin a aussi ceci d'attachant qu'il ne s'apprivoise pas si facilement que cela. Sur le tronçon que l'on appelle «Rhin romantique», Wikipédia note que la navigation est «relativement dangereuse». Yves Matter reconnaît s'y être «déjà fait un peu peur. Le chenal est étroit et, ajoute-t-il en riant, on serre les fesses». Lui qui forme des jeunes depuis des années sait «qu'il faut apprendre le fleuve» et que cela se fait «à la barre». Y a-t-il des tempêtes sur le Rhin ? «Oui bien sûr, avec des pointes de vent à 70 km/h. Près de la mer du Nord, vous avez toujours du vent.» Et des émotions ? En passant pour une fois pendant la journée dans un endroit où il navigue la nuit, Yves Matter a découvert qu'il y avait «partout des nids de cigogne». A deux ans de la retraite.

13 mai 1959 Naissance à Ostwald.

1976-2002 Travaille sur des pousseurs de barges sur le Rhin.

2003-2009 Capitaine sur des porte-conteneurs vers les ports belges et néerlandais.

2010 Commandant pour la compagnie de croisière CroisiEurope.