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Libération
Reportage

«J’en avais marre de voir seulement nos chefs et nos cadres supérieurs partir l’été»

Au camping de la Bergereine, le moins cher de France, les estivants, pour la plupart des habitués, viennent s’offrir des congés à 5 euros la nuit.

Gérard Sourdin (ici avec sa compagne, Isabelle) a fondé la Bergereine il y a dix ans. Enfant, il n’avait jamais pu partir en vacances. (Photo David Betzinger. Hans Lucas pour Libération)
Publié le 10/08/2016 à 20h21

Attablée sur la terrasse de la paillote, Léa rit très fort et très souvent. La fillette de 10 ans observe Gérard Sourdin, le gérant du camping, et Francis Dubinger, son bras droit, en train de se charrier, d’un côté à l’autre du bar sur lequel sont posés deux verres de pastis. Le taulier, 53 ans, clope au bec, a fondé «la Bergereine» à Mélisey (Haute-Saône) il y a dix ans. Son acolyte, aux yeux bleu ronds comme des billes, n’était, à l’origine, qu’un client de ce «camping social».

Une décennie plus tard, le sexagénaire est devenu un ami, et prête main-forte à Gérard au quotidien. Ouvrier à la retraite, Francis «préfère être ici, en liberté», dans sa caravane, plutôt que dans son appartement situé à 30 kilomètres, où il met rarement les pieds.

En face de son emplacement, dans une petite piscine à boules à peine remplie, deux enfants s’amusent. Ce lundi matin marque pour eux le début des vacances. Une semaine de congés qu’ils vont passer ici avec leurs parents, en contrebas du ballon de Servance, dans le sud du massif des Vosges, que l’on distingue à l’horizon.

A 5 euros la nuit par adulte - plus 1,60 euro pour l’électricité - la Bergereine est le camping le moins cher de France. Quarante-trois emplacements, dont un quart pourvus d’une caravane ou d’un mobile home, prêtés gracieusement. Sans cette opportunité, la plupart des estivants présents en cette première semaine d’août feraient partie des 40 % de Français qui ne partent pas en vacances.

«On oublie nos soucis»

Au camping de Gérard et Isabelle, sa compagne, la majorité des familles viennent de la région. C'est le cas de Liliane, 64 ans, et sa nièce Cathy, 52 ans, originaires du Doubs. Celles qui occupent chaque été le même emplacement préféreraient partir dans le Midi, «évidemment», mais n'en ont pas les moyens.

Liliane est handicapée et Cathy gagne 550 euros net par mois en faisant des heures d'aide à domicile. «Ici, c'est pas le camping trois étoiles, mais ça suffit pour se reposer. On oublie nos soucis, et comme il y a beaucoup d'habitués, on forme un peu une famille, on se confie.» La journée, elles jouent au Rummikub ou aux Triominos.

Le reste de l'année, elles vivent en HLM et n'ont pas beaucoup d'occasions d'aller se divertir : «On ne fait pas de resto, pas de cinéma, mais j'ai Canalsatellite», confie Cathy, sous l'auvent de sa caravane, un verre de thé glacé à la main. Les cheveux coupés courts, elle porte une imposante croix ornementée autour du cou.

Comme beaucoup ici, Cathy a exercé «plein de petits boulots». Dans l'industrie, souvent, ou l'administration. «J'ai même nettoyé une station d'épuration. Mais Il faut bien le faire», conclut celle qui a arrêté l'école à 16 ans et demi.

Même détachement chez Gérard Sourdin, quand il égrène tous ses métiers. Le gérant aux yeux très bleus a été serrurier, soudeur, avant de finir cariste chez PSA-Sochaux. L'envie d'offrir des vacances aux familles aux moyens modestes vient de son dernier emploi : «J'en avais marre de voir seulement nos chefs et nos cadres supérieurs partir en vacances.» Pour ce quinquagénaire, père de deux filles adultes, partir devrait être un droit : «Nos ancêtres se sont battus pour les congés payés.» Lui n'a jamais eu cette chance. «Enfant, mes parents n'avaient pas les moyens, d'où le traumatisme.» Du coup, son projet est dicté par une image fantasmée de cette période particulière de l'année, celle du «camping des années 70, familial, avec la 404 et la caravane derrière». Mais hors de question de faire de la Bergereine une «boîte à fric». En 2006, toujours cariste chez PSA - emploi qu'il a quitté l'an dernier à cause d'un problème de santé - il décide alors de louer un terrain de camping - 350 euros par mois -, et commence à acheter des caravanes et mobile homes à retaper. Ce sera 5 euros la nuit, «un chiffre rond», et gratuit pour les enfants.

Moins de 140 euros pour trois semaines

Ce matin-là, dans la paillotte qui fait office de buvette, de restaurant et d'accueil, le gérant veut convaincre Nathalie, sur le départ avec sa fille, de revenir l'été prochain : «Tous les mois, tu mets 5 euros dans une tirelire, et à la fin de l'année, t'auras de quoi te payer onze jours ici !» Nathalie et Lisa vivent en Côte-d'Or, où la mère est employée de vie scolaire à mi-temps. En débardeur bleu turquoise, elle se félicite d'avoir pu offrir des vacances à sa fille de 10 ans : «J'avais 18 ans quand je suis partie pour la première fois.» Trois semaines au camping lui auront coûté moins de 140 euros.

Située au milieu du terrain, la paillotte est un point de rencontre. Derrière quatre tables recouvertes de toiles cirées dépareillées, dans le coin «accueil», sont affichés deux drapeaux à l'effigie de Johnny. Gérard Sourdin aime aussi Renaud, et Coluche, dont il est «accro». «S'il était encore là, ça fait longtemps qu'il nous aurait soutenus… Peut-être qu'aujourd'hui il y aurait une dizaine de "campings du cœur"», regrette le gérant, qui a tenté un rapprochement avec les Restos du cœur des environs, sans succès pour l'instant. En revanche, le Secours populaire réservera plusieurs emplacements l'été prochain, dans le cadre de ses programmes de départs en vacances pour les personnes défavorisées.

«Avant, on partait dans la famille»

Malgré sa visée sociale, la Bergereine n’en demeure pas moins un «vrai» camping avec aire de jeu, posté entre une forêt, une rivière - l’Ognon - et un massif montagneux. Outre les habitués, des touristes y trouvent souvent refuge. «Gégé» leur réserve les emplacements les plus calmes, près de l’entrée.

Alors que le soleil commence à taper, c'est à cet endroit qu'Eliane et André finissent leur déjeuner, devant leur camping-car tout confort. Gégé l'ignore, mais il a un point commun avec le camping-cariste : l'usine de PSA-Sochaux. André y travaillait comme agent de maîtrise avant de partir à la retraite. Mordu de cyclisme, ce dernier n'est pas venu dans cette commune par hasard : «On vient voir notre fille, qui habite pas loin, mais on s'est arrêtés précisément à Mélisey, parce que Thibaut Pinot [un coureur cycliste, ndlr] est le fils du maire, alors j'avais entendu parler du village.»

Un peu plus loin, à la paillotte, Gégé et Francis sont rejoints par Cathy et Liliane, puis par Léa - une fillette au rire sonore - avec sa mère, Marie-France, et sa grand-mère. «Avant de découvrir ce camping, on partait dans la famille», explique Marie-France. A l'heure de la sieste, les trois Normandes ont abandonné cahier de vacances, mots fléchés et magazine people pour venir boire un jus de fruit. La consommation, avec ou sans alcool, coûte un euro.

La politique, sujet à éviter

Avec les tarifs pratiqués, Gégé et Isa n'ont pas de quoi se dégager un salaire. Ils habitent un mobile home dans le camping. La timide Isabelle avoue que ce n'est «pas toujours évident». Elle est un peu inquiète pour l'avenir, la saison 2016 n'est pas bonne : «la météo, les attentats, la crise…» Depuis le début de l'été, le climat lié au terrorisme revient de temps en temps dans les discussions.

Cathy a parfois entendu des clients faire des amalgames. «Quand c'est comme ça, je m'en vais, sinon ça tournerait au vinaigre», souffle-t-elle. Ce jour-là, les campeurs réunis ont tous des idées politiques très différentes, mais à la Bergereine, on évite d'en parler, comme en famille. On préfère jouer à la pétanque, ou disserter sur la notion de richesse : «Que t'aies 100 euros ou 200 000, quand tu montes là-haut, l'addition, c'est la même pour tout le monde, tranche Gégé en indiquant le ciel. Moi je suis fier de ce que je fais, c'est déjà pas mal.»