Black-out et embarras. L'incertitude demeure sur le lieu où seront enterrés Adel Kermiche et Abdel Malik Petitjean, les deux auteurs de la prise d'otages et de l'assassinat, le 26 juillet, du père Jacques Hamel à Saint-Etienne-du-Rouvray (Seine-Maritime). Les investigations médico-légales sont terminées et des concertations sont en cours. Comme ce fut le cas pour les précédents auteurs d'attentats, la question de l'inhumation suscite des polémiques. Lundi, le maire de Montluçon, Daniel Dugléry, a ouvert le bal en déclarant, ferme : «Je refuserai l'inhumation d'Abdel Malik Petitjean.»
C'est la mère du terroriste qui souhaitait initialement que son fils soit inhumé dans la sous-préfecture de l'Allier. Sauf qu'aux yeux de l'édile, rien ne l'oblige à satisfaire cette demande : «Les critères prévus par la loi ne sont pas remplis, et moi j'applique la loi républicaine. [Petitjean] n'est pas décédé sur la commune, n'était pas domicilié à Montluçon puisqu'il est parti en 2012. Enfin, il ne possède pas de caveau et il n'était pas inscrit sur les listes électorales de la commune.» De politique, la polémique glisse parfois vers le versant religieux. Le 29 juillet, c'est Mohammed Karabila, le responsable de la mosquée de Saint-Etienne-du-Rouvray, qui s'était le premier opposé à l'enterrement d'Adel Kermiche, au motif de ne «pas salir l'islam». Par la suite, une association musulmane danoise avait proposé de prendre en charge le corps. Avant, elle aussi, de se rétracter… Retour sur les règles et problèmes soulevés par l'inhumation des corps des terroristes.
Que sont devenues les dépouilles des précédents auteurs d’attentats ?
Pour les terroristes dont on dispose d'informations, il existe plusieurs options : le lieu de résidence, l'endroit où ils sont morts en commettant leur attentat ou leur pays d'origine. Le responsable de l'attentat de l'Hyper Cacher, Amedy Coulibaly, a posé de sérieux problèmes. Selon la sociologue Riva Kastoryanos (1), le Mali, son pays d'origine, où le corps devait être transféré à la demande de sa famille, a bloqué in extremis son transfert. La municipalité de Fontenay-aux-Roses (Hauts-de-Seine), où il vivait avec sa compagne, a mis son veto. Amedy Coulibaly a finalement été inhumé dans le carré musulman du cimetière de Thiais, qui dépend de la ville de Paris. Les auteurs de la tuerie à Charlie Hebdo, les deux frères Saïd et Chérif Kouachi, ont, eux, été inhumés dans leur ville de résidence, le premier à Reims et le second, en pleine nuit, à Gennevilliers (Hauts-de-Seine).
Sur les terroristes du 13 Novembre, les informations sont très parcellaires, surtout pour ceux de nationalité étrangère. Présent au Bataclan, Samy Amimour, résident à Drancy (Seine-Saint-Denis), a été enterré au cimetière de La Courneuve, dont dépend sa ville d’origine. Le corps de l’un des assaillants du Stade de France, Bilal Hadfi, et celui de Brahim Abdeslam, qui avait participé aux tueries des terrasses, ont été inhumés dans la banlieue de Bruxelles. L’incertitude demeure sur le sort de la dépouille Abdelhamid Abaaoud, dont la famille souhaitait le rapatriement au Maroc.
Après plusieurs tractations, Mohammed Merah, auteur des tueries dans le Sud-Ouest en 2012, a été lui inhumé dans un cimetière de la banlieue de Toulouse.
Pourquoi y a-t-il débat ?
En mars 2012, Abdallah Zekri, l'une des figures influentes du réseau de la Grande Mosquée de Paris, a servi - un peu par hasard - de médiateur pour trouver une solution à l'inhumation de Mohammed Merah. L'histoire est révélatrice des embarras suscités par l'enterrement des terroristes. «J'étais venu à Toulouse pour savoir s'il fréquentait l'une ou l'autre des mosquées de la ville», raconte Zekri à Libération. Il rencontre l'oncle et la mère de Merah. «Elle souhaitait que son fils soit inhumé en Algérie dans le village où vivait son père. En France, elle craignait que sa tombe ne soit profanée», poursuit Abdallah Zekri qui sert alors d'intermédiaire avec les autorités algériennes. Mais sur place, en Algérie, le maire du village refuse catégoriquement. «Il craignait que la tombe de Merah devienne un lieu de pèlerinage», précise encore le responsable de la Grande Mosquée de Paris. La famille se retourne alors vers les autorités françaises.
«Personne n'en veut, car ils ne représentent rien, explique, à propos des dépouilles des terroristes, la sociologue Riva Kastoryanos. L'enterrement est toujours une façon de reterritorialiser le terroriste. Cette reterritorialisation est forcément liée à une citoyenneté», dit-elle. Mais en commettant leurs attentats, ceux-ci sont devenus des ennemis du pays. Bref, autant pour les autorités politiques que religieuses, enterrer un terroriste, c'est le reconnaître comme l'un des siens.
Les maires peuvent-ils refuser l’enterrement ?
Plusieurs édiles ont tenté de s'opposer à ce que des auteurs d'attentats soient inhumés dans leur commune. A Reims, le maire Arnaud Robinet, en janvier 2015, ne souhaitait pas que Saïd Kouachi, l'un des deux auteurs de la tuerie à Charlie Hebdo, y soit enterré. Trois ans plus tôt, ce fut aussi le cas à Toulouse pour Mohammed Merah. «J'étais moi-même dans le bureau du maire de Toulouse, et c'est le préfet qui est intervenu en personne pour rappeler, au téléphone, à Pierre Cohen ses obligations», explique Abdallah Zekri. D'un point de vue juridique, les maires ont, de fait, l'obligation d'accéder à la demande des familles dans trois cas : si le décès a eu lieu sur le territoire de la commune, si le défunt y résidait ou si la famille y possède une concession funéraire, comme l'a expliqué le maire de Montluçon.
Pour ce qui est des carrés musulmans qui se sont développés depuis les années 90, ils relèvent, eux aussi, du pouvoir du maire. Par ailleurs, ils ne constituent pas, en tant que tels, des espaces privés au sein des cimetières municipaux. D'un point de vue juridique, les responsables musulmans n'ont «aucune possibilité», rappelle Didier Leschi, historien et ancien chef du Bureau des cultes du ministère de l'Intérieur, pour «refuser à quelqu'un d'y être inhumé».
Quel rituel funéraire prévoit l’islam ?
La première obligation concerne l’inhumation. La dépouille du mort, enveloppée dans un linceul, doit être mise en terre. En pays musulman, le rite est généralement accompli dans les vingt-quatre heures qui suivent la mort du défunt. Quoi qu’il en soit, le délai doit être le plus court possible entre le décès et l’inhumation. Avant d’être portée en terre, la dépouille fait également l’objet d’une toilette rituelle. Elle peut être simple, en passant juste de l’eau sur le corps, ou plus sophistiquée, en parfumant la dépouille, en lui coupant les ongles, etc. Le passage à la mosquée, cependant, n’est pas obligatoire et peu pratiqué. Si c’est le cas, il est très rapide. Il n’est pas non plus prévu, comme dans le christianisme, de cérémonie spécifique dans l’enceinte du lieu de culte. En revanche, une prière funéraire est obligatoire. Elle est prononcée debout, sans inclinaison et sans prosternation. Enfin, comme la crémation est théoriquement interdite, il semble difficile de mettre en pratique une solution radicale prônée par certains, et consistant à incinérer les corps des auteurs d’attentats et à disperser leurs cendres.
Existe-t-il un débat théologique dans les milieux musulmans ?
Refuser un rituel funéraire à une personne équivaut quasiment à l'exclure de l'oumma (la communauté des croyants), à prononcer, si l'on prenait un équivalent théologique chrétien, une sorte d'excommunication post mortem. Epineuse et embarrassante, la question de l'inhumation religieuse des auteurs d'attentats est, du coup, très peu évoquée théologiquement. «Cela revient à se demander s'ils sont toujours ou non musulman», explicite M'Hamed Henniche, secrétaire général de l'UAM 93 (Union des associations musulmanes de Seine-Saint-Denis) et responsable influent dans ce département. L'intellectuel Ghaleb Bencheikh défend, lui, un point de vue assez maximaliste en la matière, et regrette qu'il n'y ait pas «d'autorité centrale dans l'islam sunnite» à même de l'imposer. Les auteurs d'attentats ont, à ses yeux, indéniablement transgressé les règles de l'islam. «Les responsables musulmans devraient être cohérents avec eux-mêmes, explique-t-il. A chaque attentat, ils nous disent que cela n'a rien à voir avec l'islam. La conséquence, c'est bien que les auteurs d'attentats, qui s'en revendiquent, ne sont plus musulmans.» Les positions, dans l'ensemble, sont cependant moins tranchées.
Théologien et imam écouté par les jeunes générations, Mohamed Bajrafil hésite : «Ce n'est pas aux hommes à qui il revient de savoir qui est musulman ou qui ne l'est pas. En principe, on ne peut pas exclure quelqu'un de l'islam», avance-t-il, tout en se gardant de trancher sur le fait de pouvoir ou non refuser un rituel religieux. Mais l'homme rappelle qu'une personne «qui prend la vie à quelqu'un est vouée, selon les textes coraniques, à l'enfer». M'Hamed Henniche, lui, met en avant l'aspect humain. «C'est un devoir d'assurer une inhumation à chaque personne», dit-il. Conciliant et pragmatique, Abdallah Zekri estime, pour sa part, qu'il faut s'en remettre finalement «au souhait des familles» pour le rituel religieux. «A l'enterrement de Merah, un imam accompagnait les pompes funèbres à la demande de ses proches», raconte-t-il.
Quels que soient les avis théologiques, la discrétion s'affirme comme la règle absolue. Et dans les faits, elle a prévalu. Les auteurs d'attentats ont même été relégués à une forme d'oubli radical. Pour ceux dont on dispose des informations, ils ont été inhumés anonymement, sans pierre tombale, sans inscription. «Personne, à part sa famille, ne sait plus aujourd'hui où se trouve la tombe de Mohammed Merah, précise Abdallah Zekri. L'herbe a repoussé sur le sol, effaçant toute trace…»
(1) Auteure du livre Que faire du corps des jihadistes ? Territoires et identités (éd. Fayard), 334 pp., 23 euros.