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Libération
Bouches-du-Rhône

Incendies : «C’est surréaliste qu’il n’y ait aucune victime»

Aux Pennes-Mirabeau et à Vitrolles, les feux sont maîtrisés, mais laissent les habitants désemparés.
11 août 2016. Un homme et ses petits fils se tient devant l'entrée de sa propriété, ravagée par l'incendie de la veille. (Photo Charlotte Gonzalez. Hans Lucas)
publié le 11 août 2016 à 20h41

Un arrosoir maigrelet à la main, Jean-Marc divague sur ce qu'il reste de sa petite terrasse ombragée. A l'aplomb des pins, sur les hauteurs provençales des Pennes-Mirabeau (Bouches-du-Rhône), il y composait des mélodies pour le cinéma. Mais mercredi soir, les instruments se sont tus. Les cigales aussi. Les flammes ont dévoré le lieu, ne laissant que des souches fumantes et du plastique qui empeste. Par miracle, la maison de Jean-Marc est encore debout. Le feu n'a fait que lécher les parois, emportant tout de même l'appentis et le vieux banc, compagnon éternel de ses nuits blanches. «Je suis un musicien qui ne gagne pas bien sa vie, murmure-t-il. En deux heures, j'ai tellement perdu…» Installé sur la propriété d'une illustre famille du coin, Jean-Marc ne louait qu'une modeste parcelle de la vaste pinède. Voilà trois ans qu'il est dans l'expectative, ses bailleurs désirant vendre : «Chaque trois mois, je m'apprêtais à faire mes cartons. Du coup, j'ai fait l'erreur de résilier mon assurance.» Le mélomane s'interroge : «Qu'est-ce que je vais bien pouvoir faire ?»

Sur les collines alentours, la garrigue s’est évaporée. Les monts sont devenus chauves et le sol, lunaire. Plus de 2 500 hectares ont flambé en un éclair et les habitants parlent d’un incendie historique. Mercredi, le mistral était si vif qu’il a transformé le feu en sauteur de haie. Sur l’autoroute A7, il s’est propagé de bosquets en bretelles, jouant à la marelle avec les voies de circulation. Si des milliers d’arbres ont brûlé, les dégâts matériels se chiffrent d’ores et déjà en centaines de milliers d’euros pour les communes des Pennes-Mirabeau, Rognac et Vitrolles.

Ici, l'intégralité du parc automobile d'un concessionnaire Ford a cramé. Là, les poteaux électriques se sont écroulés comme des dominos. Impitoyable, le feu a fait son tri, choisissant d'enserrer une villa avec piscine, mais laissant la bâtisse des voisins en paix. «Pour nous, l'intervention était kafkaïenne, narre un lieutenant venu avec sa colonne de pompiers des Alpes-Maritimes. On est dans une zone périurbaine, avec de nombreuses maisons et bâtiments publics à protéger. Les axes de communication étaient saturés dès le début de soirée mercredi. C'est surréaliste qu'il n'y ait aucune victime.»

«Paradis» et «verdure»

Jeudi, Marseille s'était libérée de l'imposante chape de cendres qui lui était tombée sur la nuque la veille. Mais la circulation dans la cité demeure dantesque. L'A7 étant toujours fermée par tronçons, il faut compter près de quatre heures pour se faufiler et atteindre les quartiers Nord. Les agences de location n'ayant pu récupérer l'intégralité de leurs véhicules mercredi soir, la demande est si forte qu'une voiture se négocie entre 450 et 500 euros la journée. Les taxis, enkystés dans les gigantesques embouteillages, ont, eux, disparus. Aux Pennes-Mirabeau, un papy volubile brave la fournaise pour délivrer de précieux conseils routiers. «Tu passeras pas là, s'égosille-t-il en direction d'un chauffeur poids lourd totalement paumé. Si tu vas à l'aéroport, suis la trajectoire des Canadair !» Quelques mètres au-dessus, cinq bombardiers d'eau tournent comme des damnés. A chaque largage, 6 100 litres d'eau douchent l'ardeur des flammes. Mais celles-ci renaîssent parfois ponctuellement dans l'enchevêtrement et la sécheresse des jardins.

Ainsi, à 16 h 30, les soldats du feu jouent-ils encore de la lance sur une crête de Vitrolles. Un gradé s'emporte : «Si c'est un groupe de détraqués qui a fait ça (lire ci-contre), ils peuvent se cacher. Parce que si les sinistrés les chopent, ils vont les déglinguer.» Un trentenaire heureusement épargné s'immisce dans la discussion : «Vous imaginez, vous bossez toute votre vie et un dingue crame votre maison, comme ça, en deux heures. Moi, je deviendrais fou !» C'est peu dire que toute l'agglomération phocéenne va vivre ses prochaines semaines au rythme de l'enquête.

Sur la terrasse de leur maison entièrement détruite, une famille, prostrée, attend l'arrivée de l'expert de la Maif. Samir (1), le père, d'un calme et d'une gentillesse vénérables, invite à entrer. Il ne reste que les quatre murs en briques. Le salon s'apparente à un immense trou avec la structure en fer de la charpente complètement avachie. Plus de photos, plus de meubles, plus de vêtements. «J'ai acheté cette maison il y a onze ans alors que c'était encore une ruine. J'ai tout construit, année après année. C'était un paradis. Il y avait de la verdure partout. L'hiver, on sortait chasser le sanglier. C'est apocalyptique. En quelques minutes, il ne reste de votre maison qu'un souvenir», confie-t-il. Les sept prochains jours, l'assurance loge la famille à l'hôtel. Ensuite, un appartement sera mis à leur disposition durant de longs mois. Tout va changer. Des trajets quotidiens pour aller travailler à l'hypermarché où chacun avait ses habitudes. «En plus, il va falloir mener la bataille des indemnisations, se désespère Samir. Je déteste être dans la position de celui qui quémande. Mais ça va être la préoccupation de nos cinq prochaines années…»

Jean-Marc, le musicien, n'a pas la tempérance d'un revenant. Il sait qu'il doit déposer plainte contre X mais n'en a nullement le courage. Il dit que l'Etat abandonne tout simplement ses citoyens : «La France est cassée. On se sent tous abandonnés. Il n'y a plus assez de policiers, de pompiers, de profs, de médecins. Si vous allez au commissariat, ils croulent tellement sous le boulot qu'ils ne prennent même plus les plaintes. La mienne ne sera qu'une procédure non traitée parmi des centaines d'autres. On n'existe plus en tant que personne. A une époque, les gens s'entraidaient, se parlaient, se connaissaient. On a vraiment créé un monde absurde.»

«Raviolis» et «compote»

Du vieux monde, il perdure encore cet automobiliste qui klaxonne en voyant les pompiers se reposer à l'ombre des pins : «Merci les gars, merci !» Dans la matinée, les habitants se relayaient pour apporter des sandwichs à ces soldats du feu à la mine burinée par la fatigue. Les types n'ont dormi qu'une demi-heure, allongés par terre, «à l'arrache». La colonne, composée de 68 sapeurs-pompiers et de 27 véhicules, dispose de quarante-huit heures d'autonomie logistique. Les douches se prennent à l'eau froide, au cul du camion. A midi, chacun se saisit de sa ration. Un quinqua égrène le menu : «Alors, c'est raviolis à la viande, gâteaux salés et sucrés, compote, salade de fruits. C'est dégueulasse mais quand tu viens de passer une nuit dans les flammes, tu trouves ça délicieux ! Pour que ça chauffe, il suffit de percuter le dos de la ration. Un mélange d'eau et de poudre génère une réaction chimique qui fait office de cuisson.» L'assemblée rit de bon cœur. La relève arrive ce vendredi soir.

(1) Son prénom a été modifié.