«C'est pour le moteur du vélo, c'est une batterie… lithium !» s'exclame James Graham, une fois le mot trouvé dans son dictionnaire anglais-français, pour expliquer ce qu'il tient dans la main. Sans ça, sa carriole laissée au garage, on oublierait presque que cet homme aux cheveux blancs faussement décoiffés, dandy débraillé, passe ses journées à transporter des touristes. De Notre-Dame à Concorde, de Concorde aux Champs-Elysées, des Champs-Elysées à la tour Eiffel, et ainsi de suite. Contrairement à la majorité des chauffeurs, qui louent leur vélo pour la journée, son outil de travail lui appartient. «Ça coûte entre 2 000 et 4 000 euros pour un bon vélo», explique-t-il en tirant sur sa roulée. Le sien avait été abandonné par un chauffeur polonais, «complètement fou», puis récupéré par un mécano un brin escroc, retapé, revendu… Une histoire floue, comme souvent avec James Graham. La faute à son français encore maladroit peut-être, ou simplement sa nature.
Floue, l'histoire qui l'a amené à transporter des gens à vélo à presque 60 ans l'est tout autant. Né dans le New Jersey, un père médecin, une mère au foyer, il part vivre à New York à 19 ans. A Brooklyn plus précisément, insiste-il. Il est taxi la nuit, pendant ses études. Puis traducteur, correcteur, essayiste et journaliste «dans la presse underground». «J'ai toujours ma carte de presse. Je la porte quand je travaille pour que les flics ne m'emmerdent pas.» On doute un peu de l'efficacité du stratagème sur les forces de l'ordre.
Quand il explique qu'il publie encore des articles, et qu'il a récemment travaillé avec Edouard Perrin, l'un des journalistes qui a révélé le scandale financier LuxLeaks, on passe du scepticisme à la méfiance. A tort. «J'ai rencontré James à New York en 1997 et on est restés en contact, raconte Perrin. Il savait que je travaillais sur LuxLeaks et il a écrit des articles pour des sites américains un peu obscurs. Mais dans l'âme, c'est un écrivain.» De New York. Qui a écrit des nouvelles sur les immigrés à Brooklyn, cite Allen Ginsberg et évoque la période «pré-punk», «pré-sida». C'est ainsi qu'il se définit, encore aujourd'hui. Pas de courant, de style, de genre, mais bien une ville, qu'il décide pourtant de quitter, à 50 ans. «A la fin des années Bush, j'ai dit basta», raconte James, qui se définit comme «socialiste à fond» et «philosophiquement anarchiste». «Parce que la vie est courte et le monde est grand», il part d'abord en Amérique latine, puis en Europe. En Espagne, à Amsterdam ou encore à Edimbourg, où il commence le vélo-taxi. Il arrive finalement à Paris en 2011, un peu par hasard. Puis se lance dans le transport de touristes en 2014. «Je ne trouvais pas de livre à traduire. Je voulais rester ici, alors qu'est-ce que je pouvais faire ? Si je ne veux pas travailler, je peux. C'est parfait pour un poète. Ça me laisse le temps d'écrire», se rassure-t-il aujourd'hui. Il aime aussi ce «Paris plein d'histoires», expression un peu cliché, digne d'un «écrivain de New York». James Graham doit avoir l'impression d'intégrer la longue lignée des romanciers américains exilés à Paris, de marcher dans les pas d'un Henry Miller, qu'il cite à longueur de journée.
De ses journées posté dans la capitale à observer les gens, puis à les transporter, il a établi des typologies. «Tu vois vite la différence entre les clients et les personnes. Si on te dit "Emmenez-moi au musée Rodin", c'est un client. Tu demandes s'ils veulent le trajet le plus rapide ou le plus agréable, et c'est tout.» Il y a le «gros Américain tatoué», qu'il mime, comme il le fait souvent, qui lance «je n'en peux plus de marcher, emmenez-moi quelque part», ou les Russes, «souvent jeunes, beaux et romantiques». «Et il y a ceux qui demandent : "Vous connaissez un bon restaurant ?" Là, je discute.» Parfois, la relation va un peu plus loin que le point d'arrivée. Comme cette fois où James Graham, «marié une fois, presque deux ou trois», et aujourd'hui divorcé, s'est retrouvé dans le lit - plus grand que sa chambre de bonne - d'une femme qu'il avait transportée.
Quelques souvenirs marquants, mais aussi de longues heures d'ennui. «Il y a des moments où on n'a pas de clients, on est invisibles. Tu te mets quelque part, tu attends et tu regardes les gens, si les flics ne te dégagent pas», explique-t-il. La pancarte accrochée sur son vélo indique 30 euros les trente minutes et des prix par destination et par personne. Impossible de dire combien de courses il fait chaque jour. Parfois une, parfois dix. Alors, forcément, il y a des journées à 10 euros, d'autres à 30, certaines à 100. L'ennui, mais aussi l'ignorance des passants, la fatigue physique, le statut juridique… James Graham a théorisé tout ça dans ce qu'il appelle la «sous-culture des vélos-taxis». Sans être formellement interdits, ils n'ont pas le droit de stationner sur la voie publique. Au risque de devoir payer une amende de 35 à 135 euros. «On est comme des petites souris, et les chats, ce sont les flics, encore plus présents avec l'état d'urgence», explique l'Américain. Avec la «sous-culture» va la «communauté». Sur les 200 personnes qui font le même métier que lui, James Graham connaît tout le monde. Excepté, peut-être, les saisonniers. Souvent des étudiants, qui pédalent un été. «C'est une vraie science. La composition ethnique des chauffeurs change selon les endroits. A Notre-Dame par exemple, c'est les Français et les Nord-Africains d'un côté et les tsiganes de l'autre», explique-t-il.
Alors qu'il développe sa théorie, un homme vient lui dire bonjour. Et parle soirées, cumbia, repas… «C'est un autre taxi-vélo, un Colombien, explique James. Il organise des soirées.» A l'entendre citer Walt Whitman, à voir le recueil de poèmes de Baudelaire - en versions française et russe - qu'il transporte dans sa sacoche et à l'écouter parler de sa jeunesse avec les Black Panthers, on n'imaginait pas forcément James Graham passer ses soirées avec ses confrères. «Nous sommes dans la même situation. Ça crée une amitié entre nous. Je dois beaucoup à ce métier pour le contact avec les autres personnes exilées. D'Afrique, d'Europe de l'Est, d'Amérique latine…» Ces «exilés» se retrouvent aussi dans des parkings, où ils louent des emplacements pour leur vélo. James range le sien, avec six autres chauffeurs, dans le quartier de Strasbourg-Saint-Denis, quatre étages sous terre. «C'est notre deuxième maison», explique Pépé, un Hongrois, qui fait comprendre, en montrant un canapé et ses affaires, que ce n'est pas qu'une façon de parler. «Il y a aussi deux Bangladais avec nous», raconte James, coupé par Pépé qui, tout en taillant sa barbe face au rétroviseur de son vélo, tient à raconter le périple d'un de leurs colocataires, venu de Toulouse sur son pousse-pousse. «Bienvenu dans l'autre monde», s'amuse James Graham. Pour un écrivain vélo-taxi américain, Paris est encore une fête.
1955 : Naissance à Jersey (New Jersey). 1974-2006 : Ecrivain, journaliste, traducteur à New York. 2011 : Arrive à Paris. 2014 : Commence à être taxi-vélo.