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Libération
Compte-rendu

Arrêtés «anti-burkini» : le Conseil d'Etat se prononcera vendredi à 15 heures

Burkini, une polémique françaisedossier
Au cours d'une audience très suivie, les avocats de la LDH et du CCIF se sont opposés à celui de Villeneuve-Loubet, les premiers au nom des libertés fondamentales, le second au nom de l'ordre public. La position de l'exécutif n'est pas claire.
Patrice Spinosi, avocat de la LDH au Conseil d'Etat le 25 août. (Photo Laurent Troude pour Libération)
publié le 25 août 2016 à 14h13
(mis à jour le 25 août 2016 à 18h05)

Le Conseil d’Etat a fixé à vendredi, 15 heures, l’annonce de sa décision sur l’arrêté dit «anti-burkini» de Villeneuve-Loubet (Alpes-Maritimes), au terme d’une audience publique à l’assistance nombreuse. S’y sont opposés d’un côté les avocats de la Ligue des droits de l’homme (LDH) et du Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF), qui contestent par un référé-liberté la validation de l’arrêté par le tribunal administratif de Nice, et de l’autre l’avocat de la commune de Villeneuve-Loubet.

Pour la LDH, Me Patrice Spinosi a demandé d'entrée de jeu aux trois juges chargés de l'affaire de «s'abstraire de toute polémique politique» afin de rester sur le droit pur. S'il a admis que «nous sommes dans un contexte d'attentats», «cette situation est-elle à elle seule susceptible de justifier» l'interdiction de l'accès à la baignade pour les femmes ne portant pas une tenue «conforme aux bonnes mœurs et à la laïcité», ainsi que l'arrêté est rédigé ?

Non, a-t-il répondu, en reprenant sur plusieurs points les arguments de l'arrêté et du tribunal administratif l'ayant validé. Sur la laïcité d'abord, en rappelant qu'«elle n'a jamais eu vocation à s'appliquer dans l'espace public». En 1909, le Conseil d'Etat avait annulé un arrêté municipal interdisant au clergé le port de la soutane pour accompagner les convois funèbres. Sur le burkini, qui n'est jamais nommé dans les arrêtés, il a souligné qu'il est «en réalité est un voile porté sur une tenue courante adaptée pour la baignade», sans autre signification que cela. Valider l'arrêté impliquerait donc de reconnaître la possibilité d'interdire le voile plus globalement. Me Sefen Guez Guez, qui représentait le CCIF, a complété en expliquant que «le fait pour ces femmes d'aller à la plage montre qu'il n'y a pas de caractère communautariste» dans leur vêtement.

Arrêté «mal écrit» reconnaît l’avocat de la commune

Sur l'égalité entre femmes et hommes, sur laquelle les juges de Nice s'étaient appuyés, il a souligné que leurs arguments ne reposaient sur aucune base juridique. Sur l'ordre public enfin, il a estimé qu'à Villeneuve-Loubet, «on nous demande de croire sans le voir» puisque en face, l'avocat de la commune, Me François Pinatel, affirmait en citant le maire Lionnel Luca que la présence de nombreux burkinis sur la plage l'avait amené à prendre l'arrêté.

Au cours d'une prise de parole rapide, Me Pinatel a préféré insister sur le fait qu'un référé-liberté n'était pas, selon lui, la meilleure manière de traiter «une question à ce point difficile». Il a reconnu que la mesure est «attentatoire aux libertés puisque c'est le propre d'une mesure de police administrative». Mais cette réduction des libertés se justifie, selon lui, par le fait qu'il «y a dans cette région un climat de tension absolue» à la suite de l'attentat de Nice, mais qui s'est aussi exprimé lors des derniers scrutins, où le Front national a réalisé de gros scores. Sur le cas plus spécifique de Villeneuve-Loubet, il a reconnu que l'arrêté était «mal écrit» dans son recours à la laïcité, et qu'il fallait voir une référence à la laïcité au-delà de sa définition juridique stricte.

Enfin, selon lui, «si ça se passe bien à Villeneuve-Loubet, c'est grâce à l'arrêté». Un assesseur lui a ensuite demandé quelle était la zone géographique exacte de l'infraction, l'arrêté ne faisant référence qu'à la baignade : «les verbalisations ont-elles lieu dans l'eau ?» A quoi l'avocat a répondu que comme il fallait aller et venir sur la plage pour se baigner, cela concernait aussi la plage. Sur les vêtements concernés, selon lui, la référence aux «bonnes mœurs et à la laïcité» suffit à comprendre desquels il s'agit, à savoir les signes religieux ostentatoires.

Et le ministère de l'Intérieur dans tout cela ? Sa commissaire a expliqué qu'il n'était pas partie prenante dans l'affaire, en rappelant que la Cour européenne des droits de l'homme protège l'expression des convictions religieuses dans l'espace public, «mais [que] ce droit n'est pas absolu». Un argument qu'elle a ensuite développé, mais auquel a réagi Me Spinosi en disant qu'il n'avait pas compris, finalement, quelle était sa position.

Que faut-il attendre du Conseil d’Etat ?

La décision du Conseil d'Etat sera cruciale. Les arrêtés visant aussi bien le hijab (simple voile) que le burkini, leur validation par la plus haute juridiction administrative pourrait signifier que les maires ont le droit d'interdire le port du voile dans l'espace public de leur commune alors qu'aucune loi ne l'interdit au niveau national. Dans une interview à Libération, Jean Leonetti, maire LR d'Antibes, un des seuls à n'avoir pas pris l'arrêté, s'est ainsi interrogé : «Devrais-je interdire sur le sable ce que je tolère sur le bitume ?»

Sans préjuger de la décision des trois juges chargés d'examiner le dossier, on peut se référer à ce que le Conseil d'Etat écrivait en mars 2010 dans une étude sur les possibilités d'interdire le voile intégral, au moment où le gouvernement voulait légiférer sur le sujet. Il rappelait alors qu'il était impossible de fonder cette interdiction sur la laïcité, car celle-ci «s'impose aux institutions publiques» et non «à la société ou aux individus», sauf «en raison des exigences propres à certains services publics».

Compte tenu du fait que des femmes peuvent choisir librement de porter ce vêtement, il déconseillait aussi de s'appuyer sur le principe de dignité de la personne, comme sur celui d'égalité femmes-hommes : «Opposable à autrui, il n'a pas, en revanche, vocation à être opposé à la personne elle-même, c'est-à-dire à l'exercice de sa liberté personnelle, laquelle peut la conduire à adopter volontairement un comportement contraire à ce principe.» Quant à l'ordre public, il rappelait que «ses significations juridiques diffèrent» et se refusait à en adopter «une conception renouvelée et élargie» qui définirait l'ordre public «comme les règles essentielles du vivre-ensemble». La loi fut finalement adoptée sans mention du voile intégral, au nom de la sécurité publique.

La liberté religieuse garantie…

Autre source à laquelle on peut se référer : un dossier sur «le juge administratif et l'expression des convictions religieuses» publié en novembre 2014 sur son site, dans lequel le Conseil d'Etat revenait sur plusieurs décisions prises depuis sa création. Il rappelait d'abord que la liberté d'expression religieuse est garantie par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme («toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique le droit de changer de religion ou de conviction, ainsi que le droit de manifester sa religion ou sa conviction, individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l'enseignement, les pratiques et l'accomplissement des rites») ; ensuite que l'article 1 de la Constitution française («La France est une République […] laïque») consacre la liberté de culte et la neutralité de l'Etat.

• Mais il est possible de restreindre des manifestations religieuses…

Plus loin, il revenait sur «les motifs justifiant d'encadrer l'extériorisation des convictions religieuses» dans la vie en société, en rappelant qu'il revient en général au maire d'une commune d'agir sur le sujet, celui-ci étant «notamment compétent pour réglementer les cérémonies, processions et autres manifestations extérieures d'un culte, comme les sonneries des cloches.» Pas de mention, ici, des vêtements portés par les individus.

Mais il évoquait aussi «les relations avec les usagers du service public», un argument auquel a recouru le tribunal administratif de Nice pour valider les arrêtés municipaux «anti-burkini», en citant ce passage d'une décision du Conseil constitutionnel de novembre 2004 : le principe de laïcité interdit «à quiconque de se prévaloir de ses croyances religieuses pour s'affranchir des règles communes régissant les relations entre les collectivités publiques et les particuliers». Précision de taille : il s'agissait alors d'une décision sur la conformité du traité constitutionnel européen avec la Constitution française, et non d'une décision strictement consacrée à la laïcité. Autrement dit, le Conseil constitutionnel ne disait alors rien de plus que ce que la loi dit déjà.

• Mais l’usager ne doit subir «aucune limitation a priori»

Ainsi, lorsque le Conseil d'Etat, dans son dossier de novembre 2014 (on y revient), citait cet extrait du Conseil constitutionnel, c'était pour rappeler qu'un individu ne peut se revendiquer de la religion pour refuser de figurer tête nue sur les photos d'identité. Il rappelait par ailleurs que «la qualité d'usager du service public n'implique par en elle-même, aucune limitation à la liberté de d'opinion et de croyance, ni à la possibilité de les exprimer. Si un devoir de stricte neutralité s'impose à l'agent des services publics, qui incarne un service qui doit lui-même être neutre, les usagers ont, a priori, le droit d'exprimer leurs convictions religieuses.» La plage est-elle un service public ? Et dans quelle mesure serait-il possible d'y restreindre l'expression des convictions religieuses ? Le Conseil d'Etat devra répondre à ces questions.

Dernier point du dossier du Conseil d'Etat : «la prise en compte de pratiques radicales dans l'examen de situations individuelles», comme par exemple le rejet d'un recours de témoins de Jéhovah qui ne voulaient pas user de la transfusion sanguine, où un refus d'accorder la nationalité française à une épouse de Français «se réclamant du courant salafiste et revendiquant notamment le port du niqab». Sur la question du voile intégral, enfin, le Conseil d'Etat rappelait que le Conseil constitutionnel a estimé, validant la loi qui interdisait son port dans l'espace public, «que les femmes dissimulant leur visage, volontairement ou non, se trouvent placées dans une situation d'exclusion et d'infériorité manifestement incompatible avec les principes constitutionnels de liberté et d'égalité».

Le burkini, qui laisse le visage découvert, est-il porteur du même sens que le voile intégral ? Si de nombreux responsables politiques l'ont immédiatement qualifié de «salafiste» ou «wahhabiste», sa créatrice, elle, rappelait mercredi dans un texte publié sur le site du Guardian qu'elle l'avait créé à des fins purement pratiques. «Quand je l'ai appelé «burkini» je ne le voyais pas comme une burqa pour la plage. Burqa était juste un mot pour moi», écrivait-elle. Dans un texte publié sur le Huffington Post Maghreb-Maroc, le sociologue marocain Abdessamad Dialmy voyait d'ailleurs dans le burkini «un compromis anti-islamiste» plutôt qu'un habit intégriste.

Où en est le débat politique ?

Au sein du gouvernement, les avis sont partagés. Ce jeudi matin, le Premier ministre, Manuel Valls, et la ministre de l'Education nationale, Najat Vallaud-Belkacem, se sont opposés par radios interposées. Le premier, qui disait déjà à la mi-août «comprendre» les arrêtés, a persisté sur BFM TV : «Ces arrêtés ne sont pas une dérive. C'est une mauvaise interprétation des choses. Ces arrêtés ont été pris au nom même de l'ordre public», a-t-il assuré. Sur Europe 1, la seconde estimait presque au même moment que la «prolifération» de ces arrêtés n'était «pas la bienvenue». Plus tard dans la journée, le président François Hollande a estimé que la «vie en commun» était un «grand enjeu» en France, et qu'elle «suppos[ait] aussi que chacun se conforme aux règles et qu'il n'y ait ni provocation ni stigmatisation».