C'est le premier conflit social de la rentrée. Devant le refus persistant de Lactalis, numéro 1 mondial des produits laitiers, de payer aux agriculteurs le «juste prix» pour leur production, la FNSEA durcit le mouvement. Après l'échec de deux négociations la semaine dernière et alors que Lactalis, sous pression, vient d'accepter une reprise du dialogue, le premier syndicat agricole a lancé lundi un mouvement de mobilisation nationale. Des actions devant une quinzaine d'usines du groupe, qui en compte 63 en France et commercialise les marques Président, Bridel ou Lactel, se mettent progressivement en place. Et les producteurs de lait en colère vont multiplier les opérations pour sensibiliser les consommateurs sur les lieux de vente. Objectif ? Arracher à Lactalis un accord sur un prix «à la tonne» (1 000 litres) jugé «décent» par les agriculteurs, faute de quoi «ça lui coûtera très cher» met en garde Philippe Jéhan, président de la FDSEA Mayenne.
Pourquoi les éleveurs laitiers visent-ils Lactalis ?
Entreprise familiale très prospère - son très discret patron Emmanuel Besnier pointe à la treizième place des fortunes françaises -, Lactalis est un poids lourd dans l'économie de la filière laitière hexagonale. A lui seul, le groupe achète 20 % des 25 milliards de litres produits annuellement par les 63 000 élevages laitiers français (ils étaient 115 000 en 2003), mais à un prix plus bas que toutes les autres laiteries. Soit 256,90 euros les mille litres (contre 363 euros il y a un an), bien en dessous du prix payé par d'autres transformateurs comme Laïta (290 euros la tonne) ou la laiterie Saint-Père, filiale d'Intermarché (300 euros). Affirmant tenir compte des «réelles difficultés» des éleveurs dans le contexte actuel de surproduction à l'origine de la dégringolade des cours, Lactalis avait consenti en fin de semaine dernière «à un effort supplémentaire» : soit une augmentation de 15 euros pour 1 000 litres, soit environ 270 euros, à partir du 1er septembre. Très insuffisant, a répondu la profession, qui réclame un prix entre 290 et 300 euros les 1 000 litres, alors même que la plupart des producteurs estiment leur seuil de rentabilité autour de 340 euros la tonne.
Que répond Lactalis ?
Lactalis, qui n'a pas toujours été le moins disant du marché, ne voit pas pourquoi il paierait plus cher la tonne de lait en France que dans les autres pays où il opère. «C'est une question de rapport de forces concurrentiel, analyse l'économiste Vincent Chatellier, spécialiste de la filière laitière à l'Inra de Nantes. Lactalis, comme Danone, est une entreprise mondialisée et entend payer le lait au plus près des cours mondiaux, qui sont bien plus bas qu'en France.» De fait, en dépit de la baisse des cours, les prix dans l'Hexagone restent globalement plus élevés qu'ailleurs. Mais l'écart avec les autres gros producteurs que sont l'Allemagne, numéro 1 européen, l'Irlande ou encore les Pays-Bas, s'explique par le fait que le lait est mieux valorisé en France, en raison de sa forte transformation en produits à plus haute valeur ajoutée. Une valorisation qui justifie un prix plus élevé payé aux producteurs. Par comparaison, le prix de la tonne en Nouvelle-Zélande, premier producteur mondial qui exporte 95 % de sa production, est tombé à environ 200 euros la tonne. Sous le feu d'une intense pression politique et médiatique et bien conscient des répercussions commerciales que cette crise pourrait avoir sur ses marques, Lactalis a finalement accepté lundi en début de soirée de revenir à la table des négociations. Le géant laitier, qui a appelé au «calme et à la responsabilité de tous», s'interroge néanmoins sur «la surenchère d'actions orchestrées par la FNSEA».
Un accord avec Lactalis peut-il résoudre la crise ?
S'il peut soulager les éleveurs et marquerait une victoire symbolique dans leur rapport de force avec un géant mondial auquel profite le contexte actuel, un accord ne suffira pas, loin de là, à changer la donne d'un marché mondial durablement déprimé. La fin des quotas laitiers en Europe au 1er avril 2015, le ralentissement de la demande chinoise, l'embargo russe ou encore la baisse de la consommation française de produits laitiers ont entraîné une surproduction à l'origine de la baisse généralisée des cours. A cause de ces prix trop bas pour couvrir les coûts de production et en dépit des aides de la PAC (40 000 euros annuels par éleveur en moyenne en France), le taux de cessation d'activité devrait doubler en France en 2016. En Allemagne, où le prix du lait atteint son plus bas, près de 3 500 exploitations ont fermé en un an. «La crise est mondiale, tout le monde souffre», confirme Vincent Chatellier. Pour limiter la casse et en l'absence de consensus sur le rétablissement des quotas laitiers en Europe, Bruxelles a débloqué 500 millions d'euros en juillet pour inciter, et non plus contraindre comme autrefois, les agriculteurs à réduire leurs volumes. D'un montant de 50 millions d'euros, le volet français du plan, présenté ce mardi par le ministre de l'agriculture Stéphane Le Foll, permettra de rémunérer les éleveurs volontaires au prorata des litres non produits, auquel s'ajoutera une aide versée par l'Europe proportionnelle à la quantité de petites exploitations. «La tendance reste clairement à une régulation par le marché plutôt que par les Etats comme à l'époque des quotas, conclut Vincent Chatellier, mais personne ne sait si ces mesures suffiront à enclencher une remontée des cours.»