En meeting lundi soir à Colomiers (Haute-Garonne), Manuel Valls a dénoncé un «nouveau totalitarisme», le «totalitarisme islamiste», lui opposant la figure de Marianne : «Elle a le sein nu parce qu'elle nourrit le peuple, elle n'est pas voilée parce qu'elle est libre», a lancé le Premier ministre. Une utilisation approximative de ce symbole républicain, selon l'historien Nicolas Lebourg.
«Marianne a le sein nu parce qu’elle nourrit le peuple», a déclaré Manuel Valls hier soir. Cette représentation et son interprétation sont-elles correctes ?
C’est inexact, et étonnant, car il y a eu de la production historique là-dessus. Manuel Valls confond manifestement Marianne avec la figure de la «Liberté guidant le peuple», de Delacroix. Ce tableau a été réalisé en 1830 alors que la figure de Marianne, allégorie de la République, est instaurée dix-huit ans plus tard par un concours national. La règle qui veut que l’on représente une allégorie selon le genre du mot faisait déjà que, depuis 1792, la République était représentée par des figures féminines.
Mais c’est donc en 1848 que le concours permet de décliner Marianne sur les divers supports officiels. Deux types se distinguent alors : l’un est une Marianne austère, portant des épis, couronnée de rayons de soleil empruntés à l’iconographie de la monarchie. C’est la Marianne de l’ordre, du conservatisme, de la bourgeoisie. L’autre a le sein nu, le bonnet phrygien, elle est dans une posture contestataire. C’est celle qui nourrit le peuple, qui porte la revendication sociale : elle est rejetée par le régime. Signalons le coup de génie du célèbre Daumier qui représente une Marianne austère, romaine, mais donnant le sein aux fondateurs de Rome, Remus et Romulus. Daumier lie ainsi Marianne et Clovis, puisque la légende voulait que si les rois se faisaient sacrer à Reims c’était parce que la ville avait été bâtie par Rémus.
La figure de Marianne et sa signification avaient-elles déjà fait l’objet de polémiques politiques ?
Historiquement, on joue entre autres sur ce sein selon son positionnement politique. Et selon le contexte : durant la Première guerre mondiale, pas question de mettre en avant la liberté, mais plutôt les valeurs militaires. Marianne est alors dotée d’une armure et d’une ennemie : Germania, la femme qui symbolise l’Allemagne. Marianne au sein nu continuera à avoir la faveur des socialistes (on la voit durant la Commune de Paris), et la Marianne au sein vêtu sera finalement intégrée par le camp de l’ordre comme symbole de la patrie, jusque dans les affiches du collaborationniste Parti Populaire Français.
Il est d'ailleurs amusant de constater qu'il y a quarante ans, lorsque l'extrême droite re-redécouvre Marianne, les membres du Club de l'Horloge [l'une des composantes de cette «Nouvelle droite» dont plusieurs cadres rejoindront ensuite le FN] usent d'une Marianne sage. Alors que le Mouvement Nationaliste-Révolutionnaire, groupuscule qui se revendiquait d'un fascisme subversif, anticapitaliste, avait une Marianne «sociale et populaire», bravache, seins dévoilés. Quant à Manuel Valls, son propre positionnement politique le placerait plutôt parmi les partisans de la Marianne au sein couvert.
Que penser de l’expression «totalitarisme islamique», employée hier par le Premier ministre et opposée à la Marianne sans voile ?
Le concept de totalitarisme a été beaucoup affiné par les historiens, et est aujourd’hui utilisé avec beaucoup de prudence. Se contenter de citer la définition qu’en donne Hannah Arendt donne une impression d'érudition, mais montre surtout que l’on n’a pas suivi les quarante ans de débats qui ont suivi. Appliquer cette notion à l’islamisme est donc sujet à débat. Cela se fait surtout depuis 2001, en compagnie de l’étiquette d’islamo-fascisme, déjà utilisée par Manuel Valls mais rejetée par tous les historiens.
C’est l’expérience de la Grande Guerre et le contrecoup de la Révolution russe qui furent la matrice du fascisme «classique». Celui-ci s’est organisé autour d’un Parti de masse hiérarchisé et militarisé, appelé à réaliser une osmose avec la société et l’État, forgeant un homme nouveau grâce à la guerre impérialiste à l’extérieur et par un État totalitaire à l’intérieur. Quant au totalitarisme, il désigne l’effort d’un mouvement révolutionnaire pour assurer une politisation intégrale des membres de sa société, à partir de mythes et de valeurs institutionnalisés comme une religion politique. C’est un concept complexe, dont les interprétations sont multiples, qui devrait être utilisé dans le débat public avec prudence plutôt que comme un mythe mobilisateur.