Toute ressemblance avec un personnage réel est-elle purement fortuite ? «Quand on est un chef, on doit bien sûr être sur la passerelle mais il est indispensable de connaître et de s'intéresser à ce qui se passe en salle des machines.» Revenant sur sa condamnation, en 2004, dans l'affaire des emplois fictifs de la ville de Paris, Alain Juppé fait là un (petit) mea-culpa, estimant qu'il aurait dû regarder de plus près ce qui se pratiquait dans son parti. Mais alors que le parquet a demandé, lundi, le renvoi devant le tribunal correctionnel de Nicolas Sarkozy dans l'affaire Bygmalion, la formule de son principal rival dans la primaire de la droite ne manquera pas d'être décortiquée. Elle est tirée du livre d'Alain Juppé, De vous à moi, qui sera accessible vendredi en version numérique et dont le Figaro Magazine publie les bonnes feuilles ce jeudi.
Pour ce quatrième et dernier opus avant l'élection des 20 et 27 novembre, l'ex-Premier ministre a fait ce choix d'une publication en ligne (et gratuite) et non en version papier. Dans la dernière ligne droite, il fallait éviter tout décalage entre le propos du candidat et les derniers rebondissements de la campagne, avait expliqué son équipe. Sur sa condamnation de 2004 que, ironise-t-il, ses adversaires comme ses «amis» ne manqueront pas de rappeler, l'ex-secrétaire général du RPR ne reprend pas à son compte la version qui le dédouanerait : «Tout a été écrit sur cette condamnation et en particulier que j'aurais payé "pour d'autres". Je ne l'ai jamais dit, pour ma part. Que j'aie été le condamné emblématique d'un système, c'est bien possible ; que j'aie endossé des responsabilités qui étaient collectives, cela va de soi. Mais cela n'enlève rien à mes responsabilités propres que j'ai dû, aussi douloureux que ce soit, assumer.»
«Comme un rémora sur un requin»
Après trois livres programmatiques publiés en un an et demi (Mes chemins pour l'école, Cinq ans pour l'emploi, Pour un Etat fort), Juppé se prête là à un exercice dans lequel il n'est pas le plus à l'aise : un récit plus introspectif sur son parcours, sa personnalité et les raisons de sa candidature. «On veut éviter ce poncif mais il fend un peu l'armure», résume-t-on dans son entourage.
Il y raconte son enfance à Mont-de-Marsan (Landes), auprès d'«une mère omniprésente et exigeante» et de son père, cheminot et gaulliste, son engagement en politique auprès de Chirac, «un personnage d'exception», ses deux ans à Matignon entamés dans les pires conditions, sur les ruines de la guerre Balladur-Chirac, et sa «traversée du désert» en 2004. Mais d'après les extraits publiés, c'est d'abord cette image de «tronche» raide et coincée que Juppé semble s'attacher à déconstruire.
Un profil qu'il tourne en dérision, comme dans cette scène de la campagne législative de 1978. Jacques Chirac vient soutenir son «collaborateur» rencontré deux ans plus tôt. Candidat dans les Landes, Juppé est transparent «comme un rémora collé au flanc d'un grand requin». «Chirac accoudé au zinc, parlant fort et riant, buvant une Suze avec des gaillards au béret vissé sur la tête pendant qu'exilé au bout du comptoir, maigre et sérieux, je trempe mes lèvres dans un Perrier-rondelle.» Il reconnaît aussi des erreurs d'«image» commises lorsqu'il était Premier ministre de 1995 à 1997. «Dire d'une grande entreprise publique, il s'agissait de Thomson en l'occurrence, qu'elle ne valait qu'un franc symbolique, était stupide et ne pouvait qu'être ressenti comme un affront par les collaborateurs de cette entreprise qui en retiraient le sentiment que leur travail était méprisé.» Idem sur le limogeage de huit des douze femmes ministres (celles qu'on avait surnommé «les jupettes») à peine six mois après leur nomination : «Ce n'était évidemment pas leur sexe qui était en question, mais cela contribuera pour longtemps à alimenter la légende de l'homme entêté, hautain et incapable d'écouter.»
Il prévient pour autant qu'il va pas «forcer sa nature» et se muer soudain en bête de scène familière et extravertie. «Se montrer tel qu'on n'est pas, c'est faire injure à l'intelligence des Français et cela finit toujours par se payer, au prix fort». D'ailleurs, «les Français ne veulent ni d'un copain, ni d'un chef de bande, ni d'un président "normal". Ils exigent un chef d'Etat», croit savoir celui qui a pris l'habitude de se vendre, dans ses discours, comme «l'homme de la situation».
«La figure du bon élève»
Pour lui, toutefois, le dépeindre en «techno froid et insensible», ce qui lui «colle à la peau», est injuste : «Passer pour un autre est un fardeau que l'on traîne quelquefois longtemps.» «En France, pour des raisons assez mystérieuses, la figure du bon élève, du premier de la classe ou du fort en thème est tout sauf sympathique», regrette encore l'énarque normalien et agrégé de lettres classiques.
Juppé évoque également son «amour de la France» – «l'identité heureuse, c'est un nouveau patriotisme» – et sa famille, «ce qu'on appelle une famille recomposée», qu'il forme notamment avec sa seconde femme, Isabelle. «C'est en famille que je suis vraiment moi-même, naturel, sans masque», écrit-il. «S'arrondir», recommandait souvent Chirac à Juppé. Comprendre : se détendre, s'assouplir. Trente-six ans après sa première campagne, le candidat pour un dernier round s'applique à nouveau ce conseil.