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Libération
A la défense

Banc d’essai public sur le parvis

Une immense table de réunion «pour faire la fête», une déambulation au niveau des arbres, des refuges contre le vent… les usagers vont-ils s’emparer des créations de la troisième édition de la biennale, qui doivent améliorer l’espace collectif ?
La Défense, le 22 août 2016. Esplanade de La Défense. Mobilier urbain. COMMANDE N° 2016- 1025 (Albert FACELLY)
publié le 11 septembre 2016 à 17h11

C’est un grand truc jaune citron et on ne peut pas le rater car à La Défense, rien n’est jaune citron. Vu de près, c’est une grande table ronde format conseil d’administration (à part la couleur, évidemment). Autour, des ballons gonflables ont été accrochés tandis que sur la table, on voit plutôt des bouteilles de côtes-du-rhône que des dossiers. Si l’on ajoute que les présents ont davantage l’air de rigoler que de disséquer des tableaux Excel, on se dit : mais c’est quoi, ça ?

Eh bien, c'est le Big Board, «une immense table de réunion installée dans l'espace public», explique sur Internet Alexandre Moronnoz, son créateur.

A quoi cela peut-il servir de poser une table de réunion au pied de ces tours de bureaux qui en ont déjà une au dernier étage ? «A faire la fête !» répond sur le ton de l'évidence une des participantes à ce petit pot improvisé, une coupette à la main. A déjeuner à l'abri du vent aussi, voire à travailler, car le Big Board est entouré de ces rideaux en plastique transparent qui arrêtent bien les courants d'air. C'est un peu l'esthétique du hangar frigorifique, mais le confort y gagne.

Etre confortable sur le parvis de La Défense ? Drôle d’idée. S’il y a un endroit du premier quartier d’affaires d’Europe qui n’a guère été conçu dans une optique de confort, c’est bien la dalle qui forme son rez-de-chaussée. L’inhospitalité du lieu a beaucoup contribué à la mauvaise réputation de La Défense. Longtemps, l’usager de passage a d’abord lutté contre les bourrasques, puis cherché vainement un abri dans ce grand vide en se demandant comment atteindre telle ou telle tour. L’habitué, lui, a vite compris comment tracer au plus vite ou prendre les souterrains.

Bon profil

Bref, pendant plus de quatre décennies, les 36 hectares de la dalle de La Défense (8,5 hectares pour la partie centrale) n'a été qu'«un espace technique sur lequel des ingénieurs ont posé des tours». Ce résumé abrupt, c'est celui de Valérie Thomas. Avec Jean-Christophe Choblet, elle a fondé l'agence Nez Haut. En 2012, lorsque les deux, aujourd'hui directeurs artistiques de la biennale, débarquent à La Défense, ils ont derrière eux l'expérience de Paris Plage, un espace public expérimental. D'une certaine façon, ils ont le bon profil : dans le coin, il va falloir être créatif en matière d'espace public.

«Nous avons commencé par dresser une "carte d'usages", raconte Valérie Thomas. Pour savoir où les gens s'asseyaient, par où ils passaient.» Une étude d'ergonomie en somme, qui constate que «la réalité des usages est très complexe : on a peur de se perdre, on arrive en avance et on se retrouve à poireauter dehors».

Parvenir à trouver son chemin est pourtant le minimum que l’on peut attendre d’un espace public. Mais pendant longtemps, La Défense a été gérée par l’établissement public qui se chargeait de vendre les charges foncières (le terrain) et de construire l’infrastructure nécessaire à l’implantation des tours. Autant dire que la signalétique, les poubelles et les bancs n’étaient pas la première des préoccupations. Quant au ressenti des usagers…

Il faudra attendre 2009, et la création d'un établissement public de gestion, Defacto, pour que ces problèmes soient enfin pris en compte. La signalétique devient l'une des premières urgences, suivie par «des préoccupations d'hygiène, autour du tabac, des mégots», se souvient Valérie Thomas. «Mais pour faire un espace public, il ne suffit pas de poser des poubelles», complète Jean-Christophe Choblet. «Nous avons la charge de la dalle et nous voulons l'utiliser pour créer du lien entre les tours», explique Marie-Célie Guillaume, directrice générale de Defacto.

Designers indépendants

De leur expérience parisienne, Thomas et Choblet ont tiré la conviction qu’en matière de mobilier urbain, tout découle de l’usage. Si le public s’empare de ce qu’on lui propose, c’est bon. Dans le cas contraire, le sol aura été encombré avec un gadget inutile. Malheureusement, la pratique habituelle des achats publics ne permet guère les regrets : quand le matériel est là, on le garde, dût-il rouiller sous la pluie. D’où la création, en 2012, d’une «Biennale de création de mobilier urbain», soit un appel à idées pour inventer des objets ou des dispositifs à même de répondre aux besoins, divers, des usagers de l’espace public. Le principe est simple : les projets retenus par un jury sont réalisés sous forme de prototypes et placés sur la dalle. Après un an, et quatre saisons, sur place, on décide si l’on garde ou pas.

Les grands industriels du mobilier urbain peuvent concourir et JCDecaux, le leader, a été présent lors des deux premières sessions. Mais ce sont surtout des designers, des étudiants, des indépendants qui tentent leur chance. Le résultat, c’est que l’on voit à La Défense des objets qu’on ne trouvera nulle part ailleurs.

Au bout de trois éditions, certaines inventions ont disparu du paysage mais d’autres sont encore là, bien plantées dans le décor. Surtout celles qui ont répondu d’emblée à deux besoins immédiats : s’abriter et s’asseoir pour déjeuner ou travailler. Ainsi les créateurs ont-ils vite vu que le public se posait sur les marches du grand bassin carré dessiné par l’artiste Takis. Ils ont greffé sur ces escaliers des bancs et des tables. Le dispositif, baptisé la Grande Cantine, est simple, pris d’assaut à midi et toujours là.

Comprendre sans aide

Côté abris, on peut citer les Refuges de La Défense. Ce sont de petites cabanes en bois, avec un toit à deux pentes, un banc et un petit comptoir à l'intérieur. Se mettre sous ce modeste toit pour s'abriter de la pluie se comprend tout de suite. Saisir que le Refuge tourne pour se protéger du vent, quelle que soit son orientation, est moins évident. Comme il n'est pas question d'afficher des modes d'emploi, il faut que l'usager comprenne sans aide comment on se sert de ce truc-là. Et qu'il s'en serve. «Il faut qu'il y ait une appropriation», résume Jean-Christophe Choblet.

Parfois, elle est surprenante, car il n'y pas que les 170 000 travailleurs de La Défense qui s'emparent de ces mobiliers. «Dès la deuxième édition, on a vu l'arrivée fracassante des enfants et des usagers hors travail», dit Valérie Thomas. Des grands enfants aussi : une des éditions a proposé un trampoline et des balançoires qui n'ont pas servi qu'aux mômes.

Forme publique est avant tout un processus d'expérimentation. Pendant une année, et donc sur quatre saisons, les prototypes auront été testés. Ce laboratoire à ciel ouvert pourrait être «un champ d'expérimentation pour les industriels du mobilier urbain», estime Valérie Thomas. Mais «rien ne s'est exporté en dehors de La Défense», constate Marie-Célie Guillaume. A ses yeux, ce n'est pas l'essentiel. Les équipements sortis sont surtout «des prétextes pour que les gens puissent se rencontrer». L'une des plus spectaculaires réalisations de cette année est la «Rue des utopies», un ensemble de cheminements et de cabanes perchés dans les frondaisons des arbres. Il est certain que pas mal de monde se retrouve dans un dispositif aussi séduisant.

Curieusement, dans cet univers hautement technologique qu'est La Défense, où l'on imagine qu'il faut vivre branché en direct sur la mondialisation, les mobiliers urbains qu'ont proposé les créateurs au cours des trois éditions de la biennale ne comportent aucun écran. Du bois, des cabanes, de quoi s'asseoir pour pique-niquer au soleil… «Aucune réponse techno. Ça interpelle», note la directrice de Defacto.De fait, à l'heure où l'on entend parler de «ville intelligente», connectée de la cave au grenier et portée par les multinationales des nouvelles technologies, il est cocasse de voir que ce qu'apprécient les usagers d'un quartier high-tech comme La Défense, c'est de se nicher dans une cabane dans les arbres. Et de déconnecter.

Photos Albert Facelly