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Justice

A Château-d’Eau, la coupe est pleine

Exploitation de sans-papiers, salaires non versés… Les «gérants» d’un salon de coiffure parisien comparaissent en correctionnelle. Une procédure symptomatique des pratiques de ce quartier du dixième arrondissement parisien.
H. est venu de Chine à 20 ans pour travailler dans la manucure. (Photo Martin Colombet. Hans Lucas pour Libération)
publié le 22 septembre 2016 à 20h21

Une minuscule boutique à l'enseigne jaune défraîchie se tient au 57, boulevard de Strasbourg. Des mèches de faux cheveux jonchent le sol à l'intérieur ; sur le trottoir, des rabatteurs guettent la cliente. C'est la Main d'or, salon de coiffure et de manucure, que rien ne distingue parmi les boutiques de cosmétique «afro» du quartier Château-d'Eau, dans le Xe arrondissement de Paris, qui fournit un nombre incalculable d'emplois à des étrangers précaires. Un salon parmi d'autres, sauf si on connaît son histoire.

En 2014, la Main d'or s'appelait encore New York Fashion, société gérée à tour de rôle par Walid D. et Mohamed B. Certains appelleraient «hommes de paille» ce «gérant de fait» franco-jordanien et ce «gérant de droit» franco-ivoirien, ainsi que les nomme la procédure qui les vise après la plainte de seize anciens salariés, hommes et femmes, pour «traite d'êtres humains, travail dissimulé, soumission d'une personne vulnérable à des conditions de travail indignes, rétribution inexistante ou insuffisante et escroquerie». Vendredi, tous deux doivent comparaître devant le tribunal correctionnel de Paris pour quatorze infractions à la législation sur le travail. En théorie, ils risquent jusqu'à sept ans de prison. En pratique, ce genre d'affaire se conclut par des peines avec sursis, des peines fermes sans mandat de dépôt, des amendes ou des interdictions temporaires de gestion.

A l'époque, H. (1) faisait «les cils, les ongles de la main et des pieds» au rez-de-chaussée, à l'étage ou dans le sous-sol du «57». Tous les jours sauf le dimanche, de 8 heures à 20 heures, plus tard si nécessaire. Le jeune homme au visage rond et souriant avait à peine 20 ans. Il venait de quitter ses parents, des paysans de la région du Fuqing, dans l'est de la Chine. Là d'où partent beaucoup d'émigrés qui deviennent domestiques, cuisiniers, ouvriers, parfois prostitués en Europe. H. avait préféré se former à la manucure plutôt que de continuer à vendre des vêtements, «car [il a] toujours voulu quitter la Chine». Deux semaines après son arrivée à Paris, en mars 2014, une femme originaire du Fuqing lui dit qu'une place vient de se libérer au «57». Ce travail ne demande pas autant d'efforts physiques que la restauration ou le textile. Comme les autres employés, en majorité ivoiriens et nigérians, H. accepte d'être payé à la tâche, de recevoir la moitié du prix payé par le client (une dizaine d'euros) et de travailler sans WC ni installations aux normes. «J'avais peur d'être renvoyé en Chine, peur des patrons qui étaient moins sympas avec les Chinois qu'avec les Africains. Je ne pouvais ni négocier avec eux, ni communiquer avec les autres salariés parce que je ne parlais pas français ni anglais [une interprète nous traduit ses propos, ndlr]. Ceux qui ont des papiers ne peuvent pas accepter un tel travail.»

Écorchures blanches

H. aurait continué de travailler si ces gérants dont il ne connaissait pas les noms n’avaient pas tardé à verser les salaires, et bientôt à ne plus les verser du tout. Soutenus par la CGT, puis par un collectif d’artistes, les salariés se mettent en grève et occupent le local en réclamant, en plus des salaires, des contrats et des conditions de travail décents. En quelques mois, c’est la deuxième fois que des employés brisent l’omerta sur ces pratiques après la grève d’un salon situé sur le trottoir d’en face, le «50», géré par le cousin de Mohamed B. Celui-ci a été condamné en avril 2015 à dix mois de prison ferme, mais poursuivrait ses activités.

«Après quelques semaines, nous étions déçus et fatigués, nous sommes partis, se souvient H.Ça semblait inutile. Depuis la Chine, ma famille disait qu'elle n'était pas d'accord. Mes amis chinois ici non plus. Mais nous aurions fait tout ça pour rien ? Alors nous sommes retournés faire grève.» Médiatisé, le mouvement du «57» met au jour un système de recrutement et de gérance très bien huilé, où les salariés, transférés dans d'autres boutiques en fonction des besoins ou des descentes de l'Inspection du travail, ne connaissent pas leurs «vrais» employeurs et revendiquent difficilement leurs droits (lire Libération du 10 février 2015). H. vivait alors dans le garage d'une famille chinoise.

Deux ans après, il reçoit dans une petite maison à la limite d'Aubervilliers et de Pantin, découpée en quatre chambres qu'il sous-loue à d'autres Chinois. Il habite la plus petite, sous les combles. Quelque chose n'a pas changé : ses mains, recouvertes d'écorchures blanches laissées par les produits de manucure. Comme celle de tous les autres salariés, sa situation a été régularisée après une longue bataille à la préfecture de Paris. H. se dit «soulagé» et «reconnaissant». Il gagne désormais le Smic dans une boutique «où tout le monde a ses papiers et où le patron ne met pas la pression». H. sait bien qu'il est une exception. Ses amis, les mêmes qui lui disaient d'arrêter la grève, pensent qu'il a eu de la chance. «C'est le premier travailleur chinois à obtenir des papiers aussi vite ! rit Ya-Han Chuang, auteure d'une thèse de sociologie sur les mobilisations des travailleurs chinois. Les salariés des salons sont si fragilisés par leurs conditions de travail que je ne pensais pas qu'ils puissent se mobiliser.»

Quand on lui fait remarquer qu'il travaille à quelques mètres seulement de la boutique du «57», H. rigole. «Je travaille encore deux ans, après je serai plus libre. J'aimerais sortir du milieu des coiffeurs.» Il n'a pas les mêmes ennuis qu'une autre gréviste chinoise, qui a préféré retirer sa plainte par peur de représailles. Ou que Nosa, coiffeur nigérian de 32 ans, qui évite soigneusement de remettre les pieds dans le quartier depuis des menaces au téléphone. «Parce que je n'ai plus rien à y faire, mais aussi à cause de toute cette mafia», dit-il. Un ancien gérant de salon qui connaît bien la corporation nuance : «Ces gérants ont l'air méchants, mais ce n'est pas une mafia. Juste d'anciens rabatteurs devenus des gérants, issus de la jeunesse déscolarisée d'Afrique ou d'ici.» Lui préfère tout de même ne pas donner son nom. «C'est un système où salariés et patrons s'entendent en aparté : ne pas déclarer, gagner de l'argent. C'est comme le voleur et le receleur : pas de receleur sans voleur. Quand ça se gâte, chacun revoit sa copie. Au procès, les gérants comme les ex-salariés feront sûrement comme s'ils ne savaient pas.»

Le salon New York Fashion, le 4 septembre 2014. Photo Jean-Michel Sicot

En 2015, Nosa travaillait dans un salon de coiffure près de la basilique de Saint-Denis. Il disait que tout se passait bien, mais il évitait tout de même de parler en public. Quand il a demandé un contrat en bonne et due forme, le gérant a refusé. Nosa sort sa dernière fiche de paye : 9,94 euros de l'heure, 861,50 euros par mois, pour faire le ménage dans un «grand hôtel» à côté de l'aéroport d'Orly. Il a obtenu un «récépissé» de la préfecture, mais la direction rechigne à signer un titre de travail qui lui permettrait d'avoir une carte de séjour.

Réseau criminel

Pour la première fois depuis la grève, les anciens du «57», dispersés à travers la région parisienne, vont se revoir au tribunal. Ils vont aussi revoir Walid D. et Mohamed B., dont ils ne savent toujours pas le rôle exact. H. attend des indemnités, Nosa espère «the victory». Une énième audience est déjà prévue en janvier 2017, où le juge dira s'il retient la poursuite pour «traite d'êtres humains» pour laquelle la CGT assigne les deux prévenus ainsi qu'un autre gérant de Château-d'Eau, à l'époque associé au «57» et accusé par plusieurs ex-salariés d'être un des «vrais patrons» du salon.

Dans le rapport issu de son enquête, en octobre 2014, l'Inspection du travail notait que «profitant de leur état de vulnérabilité, les gérants ont fait travailler [les employés] dans des conditions de travail incompatibles avec la dignité humaine», et que ces éléments justifiaient la poursuite pour «délit de traite des êtres humains». Dans un avis remis au parquet en décembre 2015, le défenseur des droits retenait que ces infractions constituaient une discrimination basée sur la nationalité des salariés, sans s'engager sur la question de la traite. L'annonce de la création d'un groupe de travail sur le sujet n'a pas été suivie d'effets. «L'enquête de police est passée à côté du sujet principal : savoir si recruter des sans-papiers et les faire travailler dans ces conditions relève de la traite, regrette Me Maxime Cessieux, l'avocat des salariés et de la CGT. On a traité cette affaire comme une série d'infractions formelles à la législation du travail, sans prendre la mesure du réseau criminel qui organise l'asservissement de travailleurs vulnérables.»

«La grève du "57" n'a pas modifié les pratiques, poursuit Ya-Han Chuang. Mais le mouvement a créé une menace pour les patrons : maintenant, ils savent qu'il ne faut pas tarder à verser les salaires.» Le mouvement a aussi poussé d'autres coiffeurs de Château-d'Eau à se syndiquer, y compris les amis de H., qui doutaient. En janvier, le gérant d'un autre salon du boulevard, situé au 71, a disparu avec les outils de travail. Après ceux du «50» et du «57», les employés avaient fait grève, mais le gérant a fermé la boutique avant le passage de l'Inspection du travail. Au «57», seuls l'enseigne et les salariés ont changé.

(1) Le jeune Chinois a préféré rester anonyme.