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Familles

Un jour, un père viendra…

De plus en plus de femmes se lancent dans la maternité en solo, quitte à trouver plus tard un père à leur enfant. Dominique Mehl, sociologue, s’est penchée sur leur «choix».
«Untitled (LL1)», 2012, par Hanna Putz (Photo Hanna Putz)
publié le 11 octobre 2016 à 18h31

Elles ont fait un bébé toutes seules, mais pas comme dans la chanson de Goldman. Elles ne sont ni des amazones qui rêvent d’envoyer valdinguer pour de bon la gent masculine ni des «filles-mères» d’autrefois. En marge de l’ensemble grandissant des familles monoparentales, fruits de divorces ou de séparations (22 % des familles), elles sont une minorité (à la louche 1,6 % des maternités). Mais une minorité «en croissance», comme en Grande-Bretagne ou en Israël, selon la sociologue et directrice de recherches au CNRS Dominique Mehl. Pendant deux ans, la chercheuse s’est penchée sur le «choix hors norme» de ces femmes qui ont enfanté «non à la suite d’une défection du père mais du fait de son absence dès le départ». Dominique Mehl qui vient de publier son enquête (1) avoue avoir été surprise par ces mères solo : «Je m’attendais à des femmes conquérantes, comme après Mai 68» , raconte-t-elle. La réalité est un poil plus complexe.

Points communs de ces femmes ? Des maternités tardives (en moyenne à 40 ans), un «désir d'enfant fort, clair, qui n'a rien d'ambigu», des vies sentimentales chaotiques et un rapport inattendu à la norme. «Ces femmes restent attachées au modèle familial traditionnel, même si elles le transgressent. Pour elles, il ne s'agit pas d'un nouveau type de famille, elles se résignent plutôt à une famille amputée», décortique Dominique Mehl. Là où dans le schéma classique vient d'abord le couple, puis l'enfant, «beaucoup de mamans solo attendent un père : si le prince charmant arrive, il sera le bienvenu. Elles espèrent encore faire couple», affirme la sociologue.

Reste la question de la méthode. Pour elles, pas question de faire un enfant dans le dos d’un homme. Mais si, dans l’Hexagone, l’adoption est ouverte aux célibataires depuis 1966, peu de femmes se tournent vers cette option longue, complexe et hasardeuse. Les autres, comme les couples d’homosexuelles qui veulent fonder une famille, se tournent vers la procréation médicalement assistée, précisément une insémination avec donneur. Mais pas en France où les dons de sperme sont réservés (et encore sous de strictes conditions) aux couples hétérosexuels. Contraintes de faire du «tourisme procréatif», en Belgique, en Espagne, en Grèce ou encore au Danemark, elles le déplorent.

Comment ces femmes vivent-elles ce genre d'expériences ? Comment ce choix est-il perçu par leur entourage ? Comment envisagent-elles l'avenir ? Six mères solo, parisiennes ou provinciales, juriste ou agricultrice témoignent dans Libération en… solo (2).

S comme solution

Processus long, coûteux (entre 6 000 et 10 000 euros à l'international selon les associations), exigeant… L'adoption n'est pas la voie privilégiée par les femmes seules en manque d'enfant. D'autant que le nombre d'enfants adoptés en France et à l'étranger ne cesse de chuter ces dernières années : alors que 18 000 agréments sont actuellement en vigueur, seuls 815 enfants ont été adoptés à l'international en 2015, contre environ 4 000 au début des années 2 000… «Adopter, c'est trop compliqué en France. A l'étranger aussi. Et puis comme je travaille parfois le week-end et les jours fériés, je n'aurais jamais eu l'agrément», constate Ingrid, 41 ans. Désormais mère d'un enfant de 9 mois, cette cadre dans un casino des Pyrénées, pour qui il n'était «pas question de couillonner un mec», a préféré faire appel à un donneur anonyme en Espagne, en passant par la clinique Eugin.

Outre la complexité de l'adoption, «Elles veulent être enceintes, participer corporellement», appuie Dominique Mehl. Pauline, expert comptable parisienne, enceinte de quatre mois, confirme : «Il était important pour moi de me reproduire, parce que je pense que mes parents m'ont donné des supers gènes et je voulais vivre la grossesse, la transmission, que cet enfant soit de mon sang. Je me suis renseignée sur Internet et j'ai fini par tomber sur une banque de sperme danoise, Cryos, qui livre à domicile. C'était la solution de ma vie ! Pas besoin de me déplacer, choix sur catalogue, zéro maladie…» Loin d'être magique pour autant, cette solution pose question à Pauline : «Qui sera avec moi à l'accouchement ? Qu'est-ce que je vais dire à l'enfant ensuite ? Que son papa est au Danemark ? Qu'il a un autre papa, quand j'aurai rencontré quelqu'un ? J'appréhende les questions des autres, comme ce collègue qui m'a récemment demandé si j'étais enceinte comme dans la chanson de Goldman. Je n'ai ni envie d'être jugée ni de me justifier.»

O comme obligées ?

Tout au long de l'ouvrage de Dominique Mehl se dessine une ambiguïté difficile à démêler : la maternité solo est-elle choisie ou subie ? «Leur choix est un peu contraint par la pression de l'horloge biologique. Attendre de trouver le futur "bon père" est d'autant plus périlleux que le temps passe», répond la sociologue. La démarche des mères solo s'inscrit dans une vague d'évolutions plus générales dépeintes par la sociologues : «Chez toutes les femmes, l'âge moyen d'entrée en maternité recule, pour certaines la durée des études s'allonge, et globalement, les difficultés conjugales sont de plus en plus présentes.» D'autant que ces dernières années la donne a changé : le fait que la fertilité commence à dégringoler à partir de 35 ans a fait son chemin dans la société, et chez les femmes interrogées. Ainsi, Pauline évoque carrément un «déclic» qui s'est produit à l'aube de ses 37 ans : «Je me suis dit : "Il faut que tu avances. Tu vas avoir 37 ans, c'est cuit." D'autant qu'autour de moi, tous mes amis sont mariés et ont des enfants. Je me sentais marginale. Tout cela finissait par me rendre un peu malade. L'idée qu'il fallait scinder l'amour de la maternité s'est imposée à moi.» Elle s'est ainsi lancée seule avec en tête l'idée qu'il valait mieux en passer «par un processus hasardeux, encore tabou et interdit comme l'achat de sperme via Internet» plutôt que de se «retrouver à 50 balais névrosée, sans gosse. Je préférais mourir tout de suite que de savoir que je n'aurai jamais d'enfant», assure-t-elle.

Sophie, 41 ans, consultante à Paris, mère d'un bébé de 3 mois, a fini par se lasser d'entendre son ex-compagnon balayer l'argument de l'horloge biologique. «Il me disait "ce ne sont que des statistiques". Mais c'est faux ! Et nous, les femmes, ne sommes pas assez informées sur cette question», juge-t-elle. Ce sentiment d'urgence est parfois tel que Raïssa, juriste de 38 ans mère d'un enfant de 5 mois, s'était carrément fixé un ultimatum : «Je me suis dit que si à 30 ans, je n'avais pas de relation sérieuse depuis plus de cinq ans, je le ferai seule.»

L comme libérées ?

Ces femmes lancées dans une maternité solo sont-elles transgressives ? A les écouter, on a plutôt l'impression qu'elles l'ont été malgré elles. A quelques exceptions près. Sophie a longtemps été angoissée par l'absence de père : «Je suis assez indépendante. Je n'ai pas forcément besoin d'être en couple. Etre seule ne m'a pas fait peur, ni pendant ma grossesse, ni lors de l'accouchement, ni maintenant. En revanche, je me suis posé beaucoup de questions sur le fait que ce bébé n'ait pas de père. Je me disais : je vais le priver sciemment d'un père. Maintenant qu'il est né, je me sens ultraresponsable, la seule en fait. J'angoisse de disparaître. Mon désir est que mon enfant soit entouré, que je ne sois pas sa seule famille. Avec un compagnon ou pas.» Raïssa aussi s'est posé mille questions, mais veut être mère depuis toujours, avec ou sans compagnon : «L'enfant d'abord, et peut-être un papa de cœur après. Et pourquoi pas ? Les tribunaux sont remplis de familles traditionnelles dysfonctionnelles. Certaines personnes de mon entourage m'ont surprise, lorsqu'elles m'ont traitée d'égoïste. Le désir d'enfant est toujours égoïste, narcissique. J'ai créé une famille. Une famille monoparentale pour l'instant. Juste, j'aurais bien aimé avoir un compagnon quand je me suis mise à chercher des prénoms.» Ingrid, elle, a longtemps eu l'envie d'une «famille normale», quand pour Pauline cette maternité solo est une affaire «ambiguë» : «Je me sens en rupture totale avec l'éducation que j'ai reçue et qui repose sur l'idée qu'un enfant se fait avec un homme qu'on aime pour la vie. Très peu de gens savent ce que j'ai fait. Ce n'est pas un choix. Sans commune mesure, je préférerais être avec un homme qui attende cet enfant avec moi. D'ailleurs, je rêve de rencontrer quelqu'un et qu'on fasse les trois prochains ensemble. Si je pouvais acheter un mec, je le ferais.» Pas simple.

Et comment sentent-elles le regard de la société sur elles ? Sophie : «Je me sens nettement mieux vue qu'une femme divorcée dans les années 50. Avant, les hommes et les femmes étaient obligés de se marier et de faire des enfants. Aujourd'hui, on peut faire un enfant seule. Mais je me dis qu'à un moment les hommes vont se dire qu'on a de la chance. Quand un homme veut un enfant seul, c'est quand même plus compliqué.» Suzanne, conductrice de travaux parisienne de 30 ans qui envisage de se lancer dans la maternité solo, ne se fait guère d'illusions : «Avoir un seul parent, ce n'est jamais évident, ce peut être une forme de léger handicap social. Mais dans le fond, on a tous des handicaps de ce genre : familles monoparentales, couples conflictuels… Il est vrai que le schéma classique est socialement plus accepté.» Oui mais, ajoute Ingrid : «Je pense qu'il y aura de plus en plus de mères célibataires, tant on nous parle de carrière.»

0 comme onéreux

La France s'entête à claquer la porte du don de sperme aux couples d'homosexuelles et aux célibataires. Ce que ces mères solo ont toutes du mal à comprendre. Et accepter. Sophie : «C'est quand même bizarre que des pays aussi variés autour de nous autorisent le don de sperme (Espagne, Grande-Bretagne, Danemark, Espagne) et pas la France qui est censée être ouverte. Le patriarcat est-il encore si important ?» interroge la consultante. Pragmatique, Maeva, agricultrice de 31 ans mère de trois enfants établie dans le Lot-et-Garonne, lance : «Pourquoi on ne légifère pas en France pour élargir le cercle de ceux qui peuvent obtenir un don ? C'est ridicule. On donne des sous à l'étranger. Ce blocage sur les célibataires et les homos n'a pour seule conséquence que de pousser les gens à se tourner vers d'autres pays.» Ingrid, qui a choisi de s'en remettre à la clinique espagnole Eugin, a fait trois tentatives à environ 2 000 euros chacune : «J'ai dû prendre un petit crédit. Et aussi faire une pause [après un échec], pour me refaire une santé financière.» Raïssa, qui s'est adressée à Cryos au Danemark pour le sperme et a aussi été inséminée dans une clinique danoise, a beaucoup déboursé. Chaque tentative lui a coûté entre 3 000 et 5 000 euros, voyages compris. «Or j'ai fait cinq tentatives ! explique-t-elle. Avoir un enfant ainsi, faut le vouloir, mais il faut aussi le pouvoir. J'ai la chance de bien gagner ma vie, mais les autres ? […] Qui a dit que la vie n'a pas de prix ?»

(1) Maternités solo, Editions universitaires européennes, 2016.

(2) Lire les témoignages dans leur intégralité sur Libération.fr.