Vendredi, au sein du groupe Canal +, pendant que l'émission de Cyril Hanouna s'enfonçait sur C8 dans la beauferie (jusqu'à l'agression sexuelle, lire aussi page 11), la Société des journalistes (SDJ) d'i-Télé avait rendez-vous avec la direction de la chaîne d'info en continu. Leur patron, Serge Nedjar, leur a fait une proposition : ceux qui sont en désaccord avec l'arrivée la semaine prochaine de Jean-Marc Morandini peuvent activer leur clause de conscience. D'après l'article L7112-5 du code du travail, ce dispositif permet à un journaliste de rompre son contrat lorsqu'un «changement notable dans le caractère ou l'orientation du journal ou périodique […] crée, pour le salarié, une situation de nature à porter atteinte à son honneur, à sa réputation ou, d'une manière générale, à ses intérêts moraux». Avec des indemnités à la clé, soit un mois de salaire par année d'ancienneté, à condition de se décider avant le 21 octobre. Une semaine pour changer de vie professionnelle ! On doute que ce délai soit légal et ce n'est sûrement pas le seul problème juridique posé par cette hallucinante tentative de transaction. Mais ça se passe comme ça chez Vincent Bolloré, l'actionnaire de référence. «Ils sont fous, s'étrangle une figure d'i-Télé. La rédaction est sonnée comme jamais. L'ambiance est délétère. Ce nouvel épisode montre la haine et le mépris que la direction a à notre égard. Ils nous disent : "Prenez vos chèques ou fermez vos gueules".» En termes policés, dans une lettre signée par le président du directoire de Canal +, Jean-Christophe Thiery, cela donne : «Cette possibilité […] permettra à ceux qui ne sont pas prêts à relever avec nous le défi de l'arrivée de Franceinfo: et LCI et le redressement de cette chaîne [i-Télé, ndlr], qui est lourdement en perte depuis cinq ans, de quitter l'entreprise dans le respect de leurs intérêts.»
Déontologie. Au service communication de Canal +, qui sort les rames pour justifier la décision, on tente une explication acrobatique : «C'est la SDJ qui, la première, a fait implicitement référence à la possibilité d'une clause de conscience.» Allusion à un communiqué du 7 octobre dans lequel elle explique que l'arrivée de Morandini, mis en examen notamment pour «corruption de mineur aggravée», est «de nature à porter atteinte à notre honneur, à notre réputation et d'une manière générale à nos intérêts moraux». Soit à peu près dans les termes de l'article définissant la clause de conscience. Sans cap stratégique et sans direction réelle depuis l'avènement de Bolloré à Canal +, la rédaction de la chaîne, dont les audiences ont commencé à se tasser, ne sait plus où elle habite. Fin juin, elle a observé quatre jours de grève après l'annonce d'une cinquantaine de suppressions de poste. Une motion de défiance avait alors été votée, et une seconde l'a été cette semaine.
L'incertitude a redoublé ces derniers temps avec, d'une part, l'annonce de l'installation dans le même immeuble que Direct Matin, le quotidien gratuit du groupe connu pour la flexibilité de sa déontologie, faisant craindre un rapprochement. D'autre part, la chaîne sera rebaptisée Cnews le 24 octobre, date à laquelle doit être engagée une refonte éditoriale. «Mais à dix jours de ce changement, on n'est au courant de rien, se lamente un journaliste. Ni la grille, ni les animateurs, ni le projet.» Interrogé à ce sujet par Libération jeudi, lors de la présentation des nouvelles offres de Canal +, le directeur des antennes du groupe, Gérald-Brice Viret, a indiqué que la chaîne serait recentrée sur «deux thématiques fortes, le cinéma et le sport», sans plus de précisions.
Big boss. Ce n'est pas forcément stupide. Mais pourquoi la seule modification annoncée n'a-t-elle rien à voir avec ce dessein ? A partir du 19 octobre, Morandini doit animer une émission sur les médias. Il fallait voir la tête de Gérald-Brice Viret, regardant ses pompes avec l'air d'un petit garçon pris en flagrant délit de mensonge, lorsqu'on le lui a fait remarquer… L'arrivée de l'animateur, empêtré dans un scandale de faux castings masturbatoires et de harcèlement, n'est pas le fait du patron des antennes. Ni de ses supérieurs directs. «A Canal, tu ne trouveras personne, du sol au plafond, qui pense que c'est une bonne idée», se désespère un responsable. En réalité, Morandini a été imposé par le big boss en personne, Bolloré. Dans le premier cercle du milliardaire, on ne s'en cache même pas : «Vincent a une sorte de dette envers Morandini, un ami. Parce qu'il a été un formidable levier d'audience aux débuts de Direct 8.» Le journaliste a présenté une émission, déjà sur les médias, quelques mois après le lancement sur la TNT, en 2005, de cette chaîne créée par Bolloré.
De la même façon, il pourrait bientôt faire plaisir à un autre ami, Eric Zemmour. Limogé d'i-Télé en décembre 2014 après une énième sortie douteuse, le pamphlétaire est en procès avec Canal + pour rupture abusive de contrat et réclame des indemnités de licenciement. «De fait, on discute avec lui», avoue une source très proche du dossier. «Si Zemmour revient sur i-Télé, ce sera face à quelqu'un de gauche, plus à gauche que Domenach», son ex-contradicteur dans Ça se dispute, a même précisé à Libération Gérald-Brice Viret, tandis que l'intéressé a évoqué de son côté une «rumeur infondée». On a connu démenti plus fervent… De quoi faire réfléchir les journalistes, qui se réuniront lundi matin en assemblée générale. «La rédaction fait bloc et va se battre», assure l'un d'entre eux. Le vote d'une nouvelle grève est probable.