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Analyse

Banlieue et médias, l’assourdissant malentendu

Caricature, hystérisation… Les habitants accumulent les griefs contre les journalistes.
Dans le quartier du Val-Fourré à Mantes-la-Jolie (Yvelines), le 20 octobre. (Photo Albert Facelly pour «Libération»)
publié le 26 octobre 2016 à 20h11

Il y a deux ans à Sarcelles, nous avions croisé deux jeunes étudiants lors d’un reportage sur la coexistence entre les communautés religieuses de la ville. Quand l’un a commencé à faire un petit topo sur l’ambiance, l’autre s’est mis à tapoter sur son téléphone. Sur le Web, il a cherché notre blaze, avant de demander pour qui roulait le proprio du canard qui nous envoyait - quel parti politique, quelle idéologie, quel argent ? Il s’est ensuite mis à énumérer tous les griefs qu’il avait à l’endroit des journalistes, à commencer par le premier : en débarquant en fin de matinée pour repartir à l’heure du goûter, impossible de capter ce qui se passe dans un territoire à la réputation plus ou moins cabossée. Ils ont finalement répondu à toutes les questions, expliquant tout du long qu’ils ne diraient rien, et en se marrant à la fin quand ils s’en rendirent compte.

«Enquête choc»

Elu d'opposition à Corbeil-Essonnes, Ulysse Rabaté (PCF) nuance l'idée selon laquelle le banlieusard serait intrinsèquement anti-médias : «Je n'ai pas l'impression qu'ils soient moins bien accueillis en banlieue qu'ailleurs. Preuve en est, les travaux qui lui sont consacrés continuent d'être nombreux. On remarque simplement que lorsqu'une thématique déplaît dans d'autres milieux ou que la démarche est dégueulasse, on n'envoie pas les petits frères bousculer les journalistes, mais des gardes du corps.»

Toujours est-il qu'en sondant les habitants des quartiers populaires, la liste des reproches faits aux médias est longue, même en opposant de récents contre-exemples. Que de temps à autre, on peut y entendre des «barrez-vous d'ici» quand la situation se tend, et que les appareils photo semblent plus nombreux que les habitants. Sans compter les critiques historiques : «Vous ne venez que lorsqu'il y a du sang», «vous islamisez tellement que vous zappez les problématiques sociales sous votre nez», «votre article est déjà fait, vous avez simplement besoin d'un ou deux personnages clichés pour l'illustrer» ou «vos travaux ruinent le boulot de ceux qui bossent sur le terrain à chaque énième "enquête choc"».

Il y a également des accusations plus concrètes, comme celles de Soufyan, 31 ans, originaire de La Paillade, un quartier populaire de Montpellier. A l'été 2015, un journaliste arrive pour un reportage sur la pratique de l'islam. A la lecture du papier publié dans un mensuel, son ressenti est le suivant : La Paillade passe pour un territoire régi par les lois religieuses et ses habitants pour des hypocrites. Un passage l'a fait tiquer : «La ségrégation sociale, dénoncée lorsqu'il s'agit d'accès au logement ou au travail, semble finalement appréciée par beaucoup en ce qui concerne la pratique religieuse.»

Pour Soufyan, «il y a des approximations, des éléments de contexte qui n'apparaissent pas et qui ne peuvent que renforcer les préjugés de ceux qui sont loin de tout ça. Mais on ne risque pas sa carrière si on se rate sur les banlieues». Et poursuit : «On a eu droit à des questions fermées. On nous a mis dans la posture où il faut dénoncer, être dans un camp, pas argumenter.» Contacté, le confrère en question dément et propose une lecture radicalement opposée : les élites ont enfermé des populations fragilisées, qui adoptent en conséquence certains comportements qu'un reporter doit décrire - «soit le contraire de ce que dit le FN». Et émet un postulat : «On touche peut-être à une hypersensibilité sur la question de l'islam de la part de tous les groupes sociaux en France.» Son point de vue à propos du traitement médiatique des quartiers populaires : «Il y a une inflation dans l'emploi de termes aux multiples définitions. Je m'interdis par exemple d'écrire "communautarisme" ou "quartiers". L'un des soucis dans les journaux : le manque de place, qui empêche d'être exhaustif.»

Zoo

C'est aussi l'histoire d'un gros malentendu - au mieux - entre les banlieusards et les journalistes, que Mathieu Kassovitz a mis en scène dans son film la Haine en 1995. Et dans son expression la plus trash : des caméras qui passent dans une cité HLM, un caillou qui vole et un «on n'est pas à Thoiry», un zoo, qui fuse. A l'époque, pas de Web pour débattre ni faire tourner les contre-enquêtes. Mais les journalistes qui en sont désormais l'objet opposent l'argumentaire inverse, en l'occurrence un angélisme en décalage avec le réel et l'impossibilité qu'un reportage fasse l'unanimité, même parmi les acteurs concernés. Le sociologue Jérôme Berthaut, auteur de la Banlieue du "20 heures", souligne : «Désormais, c'est le quasi-silence sur les problématiques de fond qui interroge. Par exemple, les deux grands JT n'ont consacré que très peu de sujets, des brèves essentiellement, au procès en 2015 des policiers concernés dans l'affaire de Zyed et Bouna. Or c'est la plus grande crise qu'aient connue les quartiers populaires et très peu de médias, dix ans après, essayent de comprendre ce qui s'y passe en termes de santé, d'éducation, d'emploi au-delà du focus habituel sur les déviances.»