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Libération
Éditorial

Mitterrand, le prix du pouvoir

Marseille, hiver 1981. François Mitterrand, alors président de la République lors d'un meeting à Marseille. (Photo Eric Franceschi)
publié le 26 octobre 2016 à 19h11

Dans un livre désormais classique, le Long Remords du pouvoir (1), Alain Bergounioux et Gérard Grunberg méditaient sur l'ambivalence de la gauche française, qui veut gouverner mais tient en horreur les compromis inhérents à tout gouvernement. «Remords»… Voilà un mot que François Mitterrand aurait à coup sûr récusé. Son esprit, son message, son héritage se situent à l'exact opposé. Sa vraie maxime : le pouvoir sans remords. Mitterrand, c'était d'abord l'ambition. Non l'ambition médiocre, opportuniste, qu'on lui assignait parfois au regard de son parcours sous la IVe, quand il fut de toutes les combinaisons pour occuper onze fois un bureau ministériel. Non, l'ambition, la vraie, celle du stratège d'après 1958, qui reste vingt-trois ans dans l'opposition avant d'arriver au pouvoir suprême. Il y fallait de la constance, mais aussi beaucoup d'habileté manœuvrière, que les hommages amoncelés finissent par occulter dans une mémoire par trop sulpicienne. Tout en bûchant son Jaurès, Mitterrand restait avant tout machiavélien, exploitant les divisions de l'adversaire, dupant ses alliés communistes, gardant toujours en main la trouble carte du jeu qu'il jouait avec l'extrême droite. «Il nous a appris le pouvoir», disait un socialiste des années 1970. «Il n'est pas interdit d'être habile», reconnaissait-il lui-même quand on lui faisait le reproche de son réalisme tacticien. Et en effet, sans lui, la gauche, divisée et si souvent minoritaire, aurait eu le plus grand mal à venir aux affaires. Le pouvoir pour le pouvoir ? Certes non. Si Mitterrand prend place parmi les grands présidents de la Ve République, derrière de Gaulle, c'est par sa personnalité multiple, son mystère, sa culture, son intimité charnelle avec le vieux pays. Mais c'est surtout parce que, sous son magistère, la gauche a pu réaliser ces grandes réformes qui restent dans les mémoires, l'abolition de la peine de mort, les lois Auroux sur le dialogue social, la décentralisation, la libéralisation de l'audiovisuel, la priorité à la culture, ou encore, du temps de Rocard, le revenu minimum d'insertion (RMI), l'apaisement en Nouvelle-Calédonie ou la contribution sociale généralisée (CSG). C'est aussi parce qu'il a assumé sans ciller le tournant réaliste de 1983, quand il a fallu juguler la crise financière et choisir entre l'Europe et l'isolement. Ce virage a alimenté le sempiternel procès en trahison intenté à la social-démocratie. Mais en négligeant le réel, la gauche aurait-elle pu gouverner de nouveau à brève échéance ? Ses cinq premières années de pouvoir, brutalement interrompues, n'auraient-elles pas pris leur place dans la longue série des «expériences» éphémères qui jalonnaient jusque-là son histoire ? Pour répondre à la question, Mitterrand aurait à coup sûr fait sien cet aphorisme de Péguy qui résume l'ambiguïté de toute expérience de gouvernement et l'irénisme de ceux qui la refusent : «Ils ont les mains propres, mais ils n'ont pas de mains.» Au moment où la gauche française se pose une nouvelle fois la question du pouvoir, au terme d'un quinquennat marqué par un réalisme décevant, elle doit méditer sur le vrai message d'un président amoureux du pouvoir : choisir les réalités rugueuses et frustrantes du gouvernement, plutôt que le confort moral d'un magnifique projet qui reste dans les cartons d'une opposition flamboyante et vaine, pendant que la droite au pouvoir agit à sa guise.

(1) Fayard, 1992.