A Montpellier, dans le quartier populaire du Petit-Bard, un collectif de mères désormais célèbre remue ciel et terre pour que leurs enfants grandissent dans un monde plus mixte. «Contre l'apartheid scolaire», «dix-sept jours de blocage», «la lutte paie». L'immense graffiti ponctué de courtes annotations s'étire sur le mur d'enceinte du groupe scolaire, au centre du quartier. Cette fresque semble raconter une épopée, une révolution toujours en marche mais qui serait déjà entrée dans l'histoire du Petit-Bard. Ce combat, c'est celui d'une dizaine de femmes dont les visages, ornés d'un voile pour la plupart, se détachent au milieu du graffiti. «Nous, mamans du quartier, entrons en lutte», raconte encore le mur. «Le combat continue», «on lâche rien». Non, décidément, les mères du Petit-Bard ne lâchent rien.
Au printemps 2015, ces femmes âgées de 30 à 40 ans s'étaient fait connaître en réclamant dans les colonnes des journaux et sur les plateaux télé «davantage de petits blonds» sur les bancs de leurs classes. A l'image de leur quartier, habité presque exclusivement par des personnes d'origine marocaine, leurs écoles affichent en effet un manque flagrant de mixité. Depuis un an et demi, ces mères sont sur tous les fronts. Elles enchaînent les rencontres avec la ville, le département, le rectorat, le ministère, les médias. Jonglent avec les cours de natation du petit dernier et les rendez-vous officiels, la rédaction des communiqués et la préparation des repas, les séances de travail et les réunions de famille.
«Citoyenneté de seconde zone»
«On a compris en rencontrant d'autres collectifs de parents d'élèves que le problème dépassait celui de la mixité : la vraie question, c'est quelle société voulons-nous pour demain ?» interroge Sana, une pétillante trentenaire au verbe assuré. «Dans notre quartier, le plus pauvre de Montpellier, on vit un communautarisme forcé, poursuit-elle. Ceux qui voudraient partir habiter ailleurs ne le peuvent pas. Car quand on est maghrébin, même si on est français depuis plusieurs générations, on ne sort pas des quartiers populaires. Une citoyenneté de seconde zone, une scolarité de seconde zone, c'est donc ça qu'on a à offrir à nos enfants ?»
Ce mercredi 5 octobre, elles organisaient à la faculté d'éducation de Montpellier un colloque ouvert à tous et intitulé «Mixités sociales à l'école», avec un invité de marque, spécialiste du sujet : Choukri Ben Ayed, professeur de sociologie à l'université de Limoges. Les termes du débat sont ainsi posés : «Quelle société voulons-nous pour nos enfants si l'école, du plus jeune âge jusqu'à l'adolescence, accentue l'entre-soi et les sépare ? Comment feront-ils société commune si tous les enfants de la République ne se côtoient plus sur les bancs de l'école ?» La révolte de ces mères avait débuté l'an dernier, après une modification de la carte scolaire. Certaines familles avaient alors été informées que leurs enfants devaient désormais s'inscrire au collège Las Cazes. Or ce dernier, marqué par une absence flagrante de mixité, les mères n'en voulaient pas, comme Fatima l'avait expliqué à Libération : «Nous avons réalisé que les enfants du Petit-Bard allaient tous se suivre de la maternelle à la fin du collège, sans découvrir la culture de l'autre et le vivre-ensemble, sans mélange, sans ouverture…» Où en est-on aujourd'hui ? «Le collectif des mères ne souhaitait pas que leurs enfants aillent à Las Cazes. Leur souhait a été exaucé : leurs enfants continuent à aller au collège François-Rabelais qui bénéficie d'une pleine mixité», résume Renaud Calvat, conseiller départemental chargé des questions d'éducation. Pour autant, rien ne semble réglé. «Ce n'est pas à l'adolescence qu'on découvre la mixité : il faut voir le problème à la source, dénonce Fatima, femme active de 39 ans. Allez dans les quatre écoles maternelles et élémentaires de notre quartier, et voyez s'il y a de la mixité. Va-t-on encore sacrifier une ou deux générations le temps de trouver des solutions ? Il y a urgence.»
L'expérimentation annoncée il y a un an par le ministère de l'Education nationale afin de réintroduire de la mixité dans les collèges les plus ségrégués ne les satisfait pas davantage. L'Hérault faisait partie des 25 «territoires pilotes» volontaires. Chacun de ces départements devait imaginer une (ou des) solution(s) sur mesure, en tenant compte des spécificités locales. Et ainsi éviter l'écueil répété dans le passé d'une réforme de la carte scolaire imposée par le haut et qui ne fonctionne pas. Un an après, le ministère se vante de «12 expérimentations d'ores et déjà opérationnelles», assurant que les 13 autres le seront à la rentrée prochaine… Montpellier fait partie des bons élèves où les choses sont censées avoir déjà avancé. Mais les mères du Petit-Bard dénoncent une expérimentation menée à reculons : «Su ite à nos actions, le département et le rectorat ont choisi de mettre le paquet sur le collège Las Cazes, explique Fatima. C'est très bien pour cet établissement. Mais développer l'attractivité d'un seul collège en laissant les autres pourrir, est-ce une solution ? Que deviennent les autres collèges ségrégués, comme ceux du quartier populaire de La Paillade qui souffrent eux aussi d'un cruel manque de mixité ?»
Au rectorat, on a déjà eu vent de ces arguments. Mais on explique que le choix visant à redorer le blason de Las Cazes est le fruit d'une longue et fructueuse réflexion. «L'idée, c'était de cibler l'établissement où les parents cumulaient des difficultés sociales, culturelles et économiques, détaille Armande Le Pellec Muller, rectrice de l'académie de Montpellier. Nous avons souhaité attirer dans ce collège des élèves hors secteur. Et nous y sommes parvenus en créant une section internationale, pour laquelle les enfants sont sélectionnés sur dossier. Nous avons également monté une section rugby, ainsi qu'une filière "arts de la scène".» Las Cazes a aussi été choisi comme «collège connecté», des établissements pilotes pour développer les usages pédagogiques du numérique. Des partenariats ont également été mis en place avec le monde économique afin que des modèles de jeunes actifs entrent dans le quartier et côtoient ces collégiens. «Enfin, nous leur organisons des offres de formation coordonnées avec d'autres filières, jusqu'à l'enseignement supérieur : nous leur construisons des parcours complets auxquels eux-mêmes n'auraient pas pensé», souligne la rectrice. Une manière d' «inventer» aux écoliers des ambitions.
Stratégie d’évitement
Ces mesures commenceraient à porter leurs fruits : à la rentrée, 26 élèves supplémentaires se sont inscrits en sixième. «Une augmentation des effectifs à Las Cazes, ça n'était plus arrivé depuis dix ans ! se félicite Renaud Calvat, du conseil départemental. Si à chaque rentrée nous avons une trentaine d'enfants supplémentaires, on aura rétabli une mixité d'ici quelques années.» Mais le collège part de loin. Prévu lors de sa construction pour 800 élèves, il devrait en accueillir 600, si les familles du quartier respectaient la carte scolaire. «Or nous n'avons que 350 élèves, déplore Renaud Calvat. Ce qui signifie qu'environ la moitié des enfants qui devraient s'inscrire ici partent ailleurs : 50 % dans le privé, 50 % dans un autre collège public, par le jeu des options.» Le conseiller départemental insiste : peuplée de 20 000 habitants, la zone de recrutement de Las Cazes est pleinement mixte. C'est la stratégie d'évitement d'une partie des familles qui a créé la non-mixité du collège. «La coercition, ça ne marchera pas. Et on sait que certaines familles sont prêtes à se saigner aux quatre veines pour mettre leur enfant dans le privé, poursuit Renaud Calvat. Notre travail désormais est de rendre Las Cazes attractif.» Mais pour les mères du Petit-Bard, ce combat est déjà dépassé. «Ce que nous exigeons, c'est que la loi sur la refondation de l'école et que ses objectifs de mixité soient partout respectés, tranchent Sana et Fatima. Notre but, c'est de mettre les institutions et les politiques face à leurs responsabilités.»