La panne du tourisme n'est pas une vue de l'esprit. En Ile-de-France, à Paris même et sur la Côte d'Azur (lire ci-dessous), depuis près d'un an, elle est palpable. Au-delà des statistiques, le vécu de ceux qui travaillent pour les voyageurs de passage la résume. On leur pose la question : «Les attentats de Paris et de Nice ont-ils eu des conséquences pour le tourisme dans la capitale ?» Et ils répondent.
Dans ce magasin de lingerie féminine du IXe arrondissement de Paris, Ilyana et Eleanore reconnaissent qu'elles ont perdu plus d'un quart de visites. «Il y a trois ans, on avait beaucoup de clientèle russe, mais je crois qu'ils ont peur. Il y a moins de passage, les rues sont plus vides», expliquent-elles.
Au W Paris Opéra, hôtel de 91 chambres - de 350 à 2 500 euros -, on a ressenti une «baisse notable» pendant un mois, dit Marko, employé à l'accueil. Aujourd'hui, ça va mieux. L'établissement est rempli à 95 %. Depuis les attentats, le W ne garde plus les bagages des clients qui partent faire un tour et veulent revenir les chercher ensuite.
Dans un corner des Galeries Lafayette, Alexandra raconte voir «moins de touristes chinois». Elle dit qu'elle atteint «à peine la moitié» de ses objectifs. Mais elle tempère : «Peut-être que les gens consomment moins…» Toujours aux Galeries, chez Valentino, Tea, originaire de Géorgie, explique que lorsqu'elle rentre dans son pays, on lui dit souvent en parlant de la France : «Ma pauvre, comment peux-tu vivre là-bas ?» Elle a constaté qu'il y avait «moins de Russes et de Chinois» et que les attentats ont «joué sur le moral de tout le monde». «Même les agences [de voyage] font moins de publicité pour la France», soupire-t-elle. Au corner Givenchy, on constate que les bus qui déversaient Chinois et Russes ne s'arrêtent plus devant les Galeries. La fréquentation des touristes ? «50 % en moins.» Cette vendeuse a eu une grosse frayeur il y a quelques semaines lorsqu'un client a oublié sa valise. Mais philosophe-t-elle, «si un truc doit arriver, ça arrivera…»
«C’est hyper incertain»
Au café Opéra, où trône au-dessus du zinc la devise «Le comptoir d'un café, c'est le parlement du peuple», d'Honoré de Balzac, Jacques dit que la baisse de la fréquentation a duré huit mois. «C'est une vraie catastrophe, commente-t-il. On a perdu 70 % de notre clientèle, et le chiffre d'affaires a baissé de 60 %. C'est énorme, on ne paie plus les factures. Nos serveurs ont commencé à râler à cause de la baisse de leurs pourboires.» Sur l'avenir immédiat, il a des doutes : «La suite, c'est hyper incertain, on se garde de faire des pronostics.»
On longe le trottoir pour parvenir au Printemps. Ambiance identique. A la boutique Longchamp, on croit savoir que les touristes ont «déserté Paris pour Londres». Plus loin, Sania, qui travaille pour le cristallier Swarovski, explique que «la fréquentation a énormément baissé. On n'atteint pas nos objectifs». Sania, les attentats l'ont affectée sur un «plan personnel». «J'y pense toujours quand je prends le métro, j'en parle avec mes amis. Quand on est parent, c'est encore plus inquiétant.» Elle admet que «ce n'est pas bien de regarder les gens avec suspicion, ce jugement au faciès… On peut avoir vite peur d'un comportement alors qu'il n'y a pas de danger». Sania refuse que ses filles participent aux sorties scolaires. Et ne regarde plus les infos le soir à la télé, «c'est trop lourd», dit-elle.
Dans le quartier de République, à l'enseigne Habitat, Odile explique que le magasin a réalisé un «très bon chiffre à Noël après les attentats, comme si les gens avaient envie de se réconforter». Elle souligne que les manifs ont «plus gêné que les attentats». «Place de la République, les attentats, c'est le recueillement, les manifestations, c'est une violence, schématise-t-elle. En interne, «cela a un peu pesé sur le moral des équipes, les gens avaient envie de parler».
«Cela a mis un froid»
Pour Florence, vendeuse chez le chocolatier Leonidas, un mois après les attentats, c'était reparti, on a «mieux travaillé que l'année d'avant», même si l'ambiance était morose et que «certains clients avaient besoin d'en parler». Florence raconte qu'en cas de foule dans les transports, cela la stresse, «il faut que j'étudie par où je pourrais partir». Et puis elle a souvent recueilli les confidences d'un monsieur qui habite à côté du Bataclan. Il en parlait, «il pleurait à chaque fois, heureusement qu'il y a eu les fêtes derrière pour faire passer la pilule».
Dans une pâtisserie voisine, chez Demoulin, Ariane convient d'une baisse de 20 % d'activité. «Cela a mis un froid, un frein, dit-elle. Depuis, il y a davantage de gens qui partent en week-end.» Ariane voit une forte baisse de son chiffre pendant ces deux jours. Elle conclut : «On ne va tout de même pas mettre la clé sous la porte.» Avant de soupirer : «On descend plus vite qu'on ne remonte…»
Au bistrot Le Centenaire, on n'a «pas eu de touristes pendant des mois, mais c'est un peu reparti en septembre et en octobre», explique Valérie. Elle croit savoir que les hôtels «ont baissé leurs prix pour attirer les gens». Elle regrette tellement cette «période très florissante où tout allait bien… Ça a cassé quelque chose, c'est sûr, cela a fragilisé les esprits».
Aux Vedettes de Paris, qui propose des croisières sur la Seine, Jean-Louis Lazarini, le patron, a constaté une baisse de plus de 20 % de la fréquentation. Il note que même à Paris, les attentats de Nice ont eu «une grosse répercussion».
La seule éclaircie dans ce climat maussade vient de Jeannette. Elle tient Le Lit, un magasin près de République, et elle n'a pas senti ce mauvais souffle passer par chez elle. «On a plus 20 % de progression par rapport au début de l'année.» Jeannette ne vend évidemment aucune literie aux touristes, mais la situation la touche quand même. Elle concède avoir décidé de ne plus dire à ses clients au téléphone qu'elle se trouvait à côté du Bataclan. «Je préfère leur expliquer que je suis en face de la poste.»
La Côte d’Azur n’assure plus
Pour faire revenir les touristes sur la Côte d'Azur, Denis Cippolini a parcouru 9 000 kilomètres. Mi-octobre, le président du Syndicat des hôteliers de Nice est allé vanter la qualité de ses établissements jusqu'en Chine. «J'ai pu rencontrer plus de 400 tour-opérateurs et agences», explique-t-il, aujourd'hui rentré de ce voyage organisé par la région Paca. Si Denis Cippolini drague les touristes à l'autre bout de la planète, c'est que la situation azuréenne est «mauvaise». Sur les mois de juillet et d'août, par rapport à l'année dernière, il estime la baisse d'occupation des chambres à 8 %, celle du chiffre d'affaires des hôteliers à 25 %. Même constat du côté de la restauration : «Dans le département, nous avons une diminution du chiffre d'affaires de - 15 % à - 20 %», calcule Hubert Boivin, président de l'Union patronale des cafetiers restaurateurs. Sur la promenade des Anglais et ailleurs dans la région, le tourisme accuse le coup. «Et ça se poursuit, car de gros événements sont encore annulés. Cependant, il est réducteur d'évoquer uniquement l'attentat pour parler de la baisse», estime Denis Cippolini, rappelant que les événements liés aux mouvements sociaux, des grèves de transports aux voitures brûlées, écornaient l'image de la Côte d'Azur à l'étranger bien avant le mois de juillet. Pour faire face au manque d'engouement de la destination, le comité régional du tourisme (CRT) a injecté 500 000 euros pour des opérations de communication, notamment à coups de hashtags : #nicecotedazur par le CRT, mais aussi #IloveNice par la ville et #nicemoments par l'office de tourisme pour inonder les réseaux sociaux de souvenirs de la Prom', de galets et de plage… et ainsi redonner le goût d'un voyage sur les bords de la Méditerranée. Mathilde Frénois (à Nice)