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Libération
«Jungle»

Evacuation des mineurs de Calais : «On ne sait pas où on va»

Plus de 1 600 jeunes ont été emmenés dans des bus vers une multitude de centres d'hébergement de l'Hexagone, en violation de toutes les règles concernant la protection de l'enfance.
De jeunes migrants à Calais, le 31 octobre, durant l'opération de démantèlement de la «jungle». (Photo Philippe Huguen. AFP)
publié le 2 novembre 2016 à 20h03

Ils sont à la fois excités comme des ados en colo, et inquiets, comme les mômes qu’ils sont, perdus dans un pays dont ils ne comprennent pas la langue, et qui ne les informe qu’au compte-gouttes. On crie, on rit, on chante, on esquisse des pas de danse, on brandit une guitare, on fait coucou, on envoie des baisers aux jeunes bénévoles qui agitent les bras depuis les buttes de sables à l’extérieur de la zone des conteneurs d’où partent les bus.

Mercredi, 1 616 mineurs afghans, soudanais, éthiopiens et érythréens pour la plupart, ont quitté les conteneurs blancs du Centre d’accueil provisoire (CAP), dans 38 bus, pour 6 Centres d’accueil et d’orientation (CAO) partout en France – sauf en Ile-de-France et en Corse. Les premiers bus ont quitté Calais à 8h30 vers Saintes-Maries-de-la-Mer et Carcassonne. Un peu avant 16 heures, ils étaient tous partis.

Perdus, et un peu inquiets. Il faut dire que l'information manque. Et que les règles du droit de la protection de l'enfance ne sont pas toutes respectées. «On ne sait pas où on va», avoue Shahid, 15 ans, dans la queue, quelques minutes avant le départ de son bus. «J'ai un cousin en Angleterre, je dois le rejoindre. On m'a dit que les Anglais feraient des entretiens avec nous dans les centres en France. Ici, depuis quatre jours, il n'y a plus aucune interview.» Ahmad, 14 ans : «On nous dit que si on monte dans le bus, on arrangera nos affaires. On nous dit que ceux qui ont de la famille là-bas pourront passer. J'espère que ça va marcher.» Ahmad Milad, 15 ans, soulagé : «J'ai passé six mois ici. Je suis content de partir. Ce n'est pas un bon endroit pour un mineur.» Un autre, agacé : «On était dans les tentes, et on nous a délogés pour nous mettre dans les conteneurs. Maintenant on nous déloge des conteneurs pour monter dans des bus. On ne sait pas où on nous emmène. Qu'est-ce que c'est que ce pays ?» Le dialogue s'arrête là, un représentant de la police aux frontières britannique (UK Border Force) l'interrompt. Pas le temps de lui demander son prénom, le gamin avance dans la file d'attente et le fonctionnaire nous éloigne.

Un travailleur social pour 270 ados

Dans la matinée, l'association Avocats pour la défense des droits des étrangers, les avocats du Groupe d'information et de soutien des immigrés (Gisti) et le Syndicat des avocats de France ont déposé un référé d'heure à heure contre Fabienne Buccio, préfète du Pas-de-Calais, audiencé demain au tribunal de grande instance de Boulogne sur mer. Motif : «Il y a des règles concernant les mineurs. Rien ne peut être fait sans que le parquet et le juge des enfants aient leur mot à dire, indique Violaine Carrère, chargé d'études au Gisti. Par ailleurs, on met des gamins dans un bus, sans représentant légal, sans administrateur ad hoc, vers des destinations inconnues. On est dans le dérogatoire sur tous les plans.»

Dans les bus, pour accompagner les enfants et ados, pas de travailleurs sociaux, mais un traducteur, deux fonctionnaires du Home office, et deux pompiers ou secouristes. Depuis des mois dans les conteneurs du CAP, six travailleurs sociaux ont encadré 1 616 mineurs, soit dans le meilleur des cas un travailleur social pour 270 ados, pour certains très perturbés par les traumatismes subis dans leur pays sur la route et dans la «jungle». Mardi soir, une rixe a opposé ados Érythréens et Afghans.

Tempête sous les crânes

Des jeunes ont été dispersés alors qu'ils s'apprêtaient à passer en toute légalité de l'autre côté de la Manche. Un Érythréen de 16 ans et un Afghan de 17 ans dont les dossiers étaient bouclés, n'ont pas pu partir, alors qu'ils devaient être transférés samedi. «Ils ont vu leurs copains partir en procédure accélérée, alors qu'on avait mis entre trois et six mois selon les cas à boucler leur dossier», indique Solenne Lecomte, juriste à la Cabane juridique de l'Appel de Calais. L'association suit une grosse centaine de mineurs pour leur demande de réunification familiale en Angleterre (1), et a sous le coude 20 dossiers «complets, entretiens faits, empreintes prises», de mineurs transportés à l'autre bout de la France. Selon la préfète, les dossiers suivront les jeunes dans les CAO. On imagine la tempête sous les crânes des adolescents concernés. Par ailleurs, la Cabane juridique, et des avocats dénoncent la présence de mineurs en centre de rétention, ce que la préfecture conteste.

Et maintenant ? Ceux qui ont de la famille outre-Manche espèrent une réunification. Les autres espèrent bénéficier de l'amendement Dubs, qui permet aux plus vulnérables de passer aussi. La préfète souhaite que l'interprétation des Britanniques soit «la plus large possible». On sait que ce sera difficile. Certains jeunes ont déjà quitté les CAO, parce qu'ils n'y ont vu aucun Britannique, suppose la préfecture. 11 sur 22 sont partis de Fouras (Charente-Maritime). «Mais ce soir, déjà 11 nouveaux arrivent en bus de Calais», indique Sylvie Marcilly, la maire. À Sion (Meurthe-et-Moselle), 22 mineurs sur 40 ont fugué dit un porte-parole du département.

Sur la butte de sable, Michael McHugh, un bénévole britannique, fait le bilan : «Je suis infirmier dans la protection de l'enfance. On me dit que cette opération est un succès. C'est une honte. Ces deux gouvernements ont échoué à prendre soin de ces enfants. Ils ont été laissés pendant des mois dans ce bidonville à la merci de la faim, des coups de couteau et des agressions. Et viennent de les éloigner sur un claquement de doigts.»

(1) Comme deux autres associations, France Terre d'Asie et CitizenUK Safe Passage.