Il traverse d'un pas décidé la galerie des grands formats, jetant à peine un regard aux tableaux autour de lui. Tourne dans la salle à droite. Puis hésite. Cela fait longtemps, qu'Antoine Leiris n'est pas revenu au Louvre, un an peut-être. De 2011 à 2014, il y a promené son micro pour l'émission Tableauscopie qu'il a créée sur France Info. Le principe était aussi simple que génial : des visiteurs décrivaient un chef-d'œuvre en une poignée de secondes, à charge pour l'auditeur de le reconnaître. «Ils sont les yeux, vous êtes les oreilles», glissait le journaliste en guise de préambule. «Quand j'étais jeune, je me mettais beaucoup de barrières. Est-ce que ce tableau est beau, quelle est sa valeur artistique ? Maintenant, j'ai abandonné ces questions-là, je me concentre sur mes émotions. C'était le moteur de cette chronique.» Ce vendredi de novembre, Antoine Leiris est à la recherche de «son» tableau, celui qu'il «aime parce que tout le monde s'en fout». «Ce n'est pas parce que j'ai envie d'être spécial mais parce que je ressens un lien privilégié avec cette œuvre, quelque chose d'intime», raconte-t-il. Il déambule dans les salles, tente de se souvenir de l'endroit un peu isolé du musée où se trouve la peinture, cherche un plan au milieu du ballet de touristes.
Combien sont-ils, parmi eux, à avoir cliqué sur sa page Facebook un an plus tôt ? C'était le 16 novembre, trois jours après les attentats de Paris. Antoine Leiris a posté un message intitulé «Vous n'aurez pas ma haine», sorte d'apostrophe un peu bravache aux terroristes qui ont fauché «la vie d'un être d'exception, l'amour de [s]a vie, la mère de [s]on fils». «Vous voulez que j'aie peur, que je regarde mes concitoyens avec un œil méfiant, que je sacrifie ma liberté pour la sécurité. Perdu», écrit-il en s'adressant à «ces âmes mortes» qui ont ouvert le feu au Bataclan. L'émotion se niche dans les oxymores du texte : l'amour et la mort, le goûter d'un petit garçon de 17 mois et les balles dans le corps de sa mère, le destin collectif et la tragédie personnelle, la lucidité au milieu du chaos. A l'heure où les réseaux sociaux deviennent des mémoriaux, ces quelques lignes, «écrites sans trop y réfléchir» pendant la sieste de son fils, voyagent à l'étranger, et font la une du quotidien le Monde.
Alors que Paris est encore sonné, le voilà érigé en chantre du courage et de l'«amour fou», en résistant et humaniste. Fallait-il en plus que l'homme sans haine ait 34 ans, une douceur juvénile et blonde, des yeux verts désespoir, une voix grave un peu vacillante ? Lors de ses premières apparitions télévisées, il tentera bien, une fois ou deux, de répliquer qu'il n'est pas «un héros». Trop tard, les épithètes «bouleversant» et «déchirant» lui collent à la peau. Antoine Leiris est devenu un personnage du roman national, chapitre deuil. «Les gens m'imaginent certainement comme ce garçon joli sur la photo, qui dépose son fils à la crèche, une larme au coin de l'œil», dit-il en souriant, concédant se sentir un peu «dépassé par tout ça». Parfois, il regrette tout, parfois, rien. Pourquoi donc avoir partagé l'intime avec la France entière ? «En choisissant ce que j'expose, je me protège. Après tout, les gens ne savent quasiment rien de moi, je ne raconte pas des faits mais des émotions», explique-t-il devant le Verrou, une peinture galante de Fragonard.
La grande galerie imaginaire d'Antoine Leiris, elle, est peuplée de personnages en devenir. Journaliste culturel pour Radio France, il a arrêté de travailler en 2015, après la naissance de son fils, dans l'idée d'écrire. Il n'a pas dépassé la page 60. «La démarche a quelque chose de sacré, j'avais peur de me lancer.» Le chagrin aura permis de «faire tomber les barrières» et le deuil de mater les dernières réticences. Vous n'aurez pas ma haine est devenu le titre d'un livre où il conte les douze premiers jours «d'une vie à trois qu'il faut poursuivre à deux». Puis, celui d'un documentaire sur «l'après», diffusé le 13 novembre sur France 5. Presque un slogan. «Derrière la posture, il faut le vivre tous les jours. Refuser la haine, c'est pour mon fils et moi, avoir une vie normale», soutient Antoine Leiris. Les Enfants d'Edouard, deux petits princes enfermés dans la Tour de Londres nous jettent alors un regard apeuré. «Oh non, on est déjà passé ici !» Nous l'encourageons faiblement, sans faire le moindre effort pour l'aider à se repérer. Qu'importe, la déambulation se suffit à elle-même. Le regard d'Antoine Leiris s'attarde sur le corps alangui de la Grande Odalisque d'Ingres. Et dédaigne la Justice et la Vengeance divine poursuivant le crime, de Prud'hon, exposée au-dessus, qu'il condamne à «une bonne restauration». Un an après la mort d'Hélène, il cherche à «transcender le chagrin par la création». Il lit beaucoup. Dernièrement, Gros-Câlin d'Emile Ajar (aka Romain Gary) dont il admire «l'intelligence accessible» ou encore l'Herbe des nuits, son «premier» Modiano. Il a regardé tous les épisodes de The Leftovers, une «série sur le deuil qui ne dit pas son nom». Bien sûr, il y a aussi la musique, du rock et de la soul surtout, Otis Redding et «sa voix profonde» ou Little Wingde Hendrix. Il contemple «l'hystérie liée à la présidentielle» avec distraction. Pourtant, dans une banlieue cossue des Hauts-de-Seine où il a grandi, mère prof de français, père comptable, il a été «biberonné» à l'actualité politique et suivait avec assiduité les sessions parlementaires. «Quand j'étais petit, je me trouvais quelque chose de spécial», ajoute-t-il avec un sourire. Président de la République lui semblait être un projet de carrière valable. Finalement, convaincu que «l'Hémicycle n'était qu'une cour de récréation», il a opté pour un Deug de droit avant de devenir journaliste culturel.«J'ai commencé à regarder le monde à travers les artistes, à accepter ma subjectivité et pas forcément la réalité.»
Le deuxième étage du musée est presque désert. Dans une petite salle silencieuse baptisée «l'Idylle et le drame romantique», le tableau apparaît enfin. Antoine Leiris se fige. Il est la voix, nous sommes la plume. «C'est un paysage de fjord avec une aurore boréale, la lumière qui s'en dégage est magnifique, un peu irréelle. Dans la mer, on aperçoit quelques morceaux de bois, vestige d'un bateau échoué. Au premier plan, trois hommes sont allongés sur la banquise, ensevelis sous une couche de neige. Et puis, il y a cet homme assis, seul survivant. Les autres rescapés sont certainement partis, on voit des empreintes de pas dans la neige qui s'échappent sur la droite. Mais lui, il reste. Il se tient auprès d'un homme, ou d'une femme, allongé à ses côtés. Il a le regard vide, on sent qu'il a abandonné, qu'il est résigné à attendre son tour. Il pourrait, lui aussi, s'en aller, suivre les traces. Mais non, il va rester avec elle. Je sais à quel point c'est tentant… Mais, moi, je n'ai pas eu le choix.» Le tableau s'appelle Magdalena Bay de François-Auguste Biard.
1981 Naissance au Chesnay (Yvelines). 16 novembre 2015 Publication de Vous n'aurez pas ma haine sur Facebook. 13 novembre 2016 Diffusion du documentaire Vous n'aurez pas ma haine sur France 5 dimanche 13 novembre à 20h50