Le plus grand mystère enveloppant encore les attaques du 13 Novembre est probablement celui de leur élaboration. Un an après, les tentaculaires investigations, mêlant juges antiterroristes, services de renseignement intérieur, extérieur et étranger - aux intérêts parfois antagonistes - ne répondent que de façon parcellaire à cette interrogation. Combien de mois a-t-il fallu à l’Etat islamique (EI) pour échafauder le scénario ? Comment les cibles - le Stade de France, le Bataclan et les terrasses - ont-elles été définies ? Et, surtout, qui sont les concepteurs des pires attentats que la France ait connus ?
C'est un haut fonctionnaire français, dont les prises de parole publiques sont rares, qui a relancé l'intrigue avant l'été. Sa confidence a été glissée dans les milliers de pages du rapport de la commission d'enquête parlementaire sur les attentats. Le directeur de la DGSE, Bernard Bajolet, alors auditionné par les députés, lâche : «Nous connaissons le commanditaire» des attaques du 13 Novembre. Puis, énigmatique : «Je resterai discret sur ce point. Nous avons maintenant bonne connaissance de l'organigramme et de la façon dont s'organise le soi-disant Etat islamique, qui n'est pas un Etat, et qui est encore moins islamique. Nous avons bien progressé sur ces sujets, nous avons donc une idée de l'identité du commanditaire.»
«Erreur fondamentale»
Le directeur du service de renseignement extérieur français ne sera pas plus prolixe devant le juge. Anticipant la demande probable des parties civiles, les magistrats ont entendu Bernard Bajolet le 29 juillet. Même réponse lapidaire : «Je ne peux pas donner le nom du commanditaire et de ses collaborateurs en raison de la sensibilité de nos sources.» De surcroît, il refusera d'indiquer s'il existe des documents classifiés que la justice pourrait se faire communiquer. Parmi ces phrases quelque peu sibyllines, le directeur de la DGSE se permet néanmoins un commentaire sur le fonctionnement de l'Etat islamique et de son commandement : «Il s'agit d'un processus itératif dont les acteurs subordonnés peuvent changer d'un projet à l'autre.» Autrement dit : s'il y avait un organigramme du 13 Novembre, celui-ci a très bien pu évoluer depuis, et ce d'autant plus avec l'offensive actuelle de la coalition contre Mossoul. Cette démonstration est corroborée par Yves Trotignon, ancien analyste à la DGSE, pour qui c'est «une erreur fondamentale de chercher à figer une chaîne de commandement immuable». «Un attentat de l'ampleur du 13 Novembre est la rencontre à un instant T d'une doctrine globale et d'initiatives personnelles, poursuit-il. A la différence d'Al-Qaeda, l'EI est une organisation beaucoup moins verticale. Je pense que les jihadistes, en fonction de leur nationalité et des réseaux criminels dont ils disposent, sont acteurs eux-mêmes de l'élaboration de leur action.»
Preuves éloquentes
Dans ce schéma aux contours mouvants, un nom est connu depuis les tout premiers jours, celui d'Abdelhamid Abaaoud, décrit comme le coordinateur du commando parisien, tant par des sources judiciaires que par les services de renseignement. Un autre a été identifié ces derniers mois par l'enquête, d'abord sous sa kunya («nom de guerre»), Abou Ahmad. Installé dans les zones contrôlées par l'EI, il n'a pas directement pris part aux attaques parisiennes et bruxelloises. Deux membres du commando, arrêtés en Autriche alors qu'ils n'avaient pas pu rejoindre la France à temps pour le carnage du 13 Novembre, ont permis d'en savoir plus sur ce donneur d'ordres. L'un d'eux, Adel Haddadi, un Algérien de 29 ans, s'est confié aux policiers autrichiens lors d'interrogatoires versés à la procédure française, que Libération a pu consulter. En effet, ce n'est autre qu'Abou Ahmad qui remet à Haddadi 2 000 euros et un téléphone avec une carte turque avant son départ de Raqqa. C'est lui aussi qui fournit les coordonnées du passeur pour gagner la Grèce au milieu d'exilés syriens. C'est toujours lui, enfin, qui reste en contact avec Haddadi, via l'application chiffrée Telegram, tout au long de son périple. Son acolyte, Muhamad Usman, un Pakistanais de 22 ans, confirmera aux enquêteurs le rôle d'Abou Ahmad, notamment dans la conception des faux passeports. Outre ces deux témoignages, la justice s'appuie sur des preuves éloquentes pour étayer sa thèse sur ce dernier. Juste avant de commettre les attentats-suicides à Bruxelles, le 22 mars, les frères Bakraoui ont caché leur ordinateur dans une poubelle près de leur planque nichée dans le nord de la capitale belge. Comme l'avait révélé Libération en avril, cet ordinateur contient des enregistrements audio dans lesquels les futurs kamikazes discutent avec un interlocuteur : Abou Ahmad. «On va t'envoyer nos testaments», lui disent-ils la veille de leur attaque. Dans un autre fichier sonore, les Bakraoui se renseignent sur d'éventuels complices opérationnels en France et lui donnent «une vue d'ensemble de la situation (les projets, le matériel à disposition, les frères impliqués)»,selon les enquêteurs belges. Ces enregistrements, d'après eux, confirment bel et bien qu'«Abou Ahmad serait l'émir et la tête pensante établie en Syrie dans la région de Raqqa du groupe ayant perpétré les attentats de Bruxelles et de Paris». Toutefois, une source judiciaire française invite à plus de nuance. «C'est compliqué de trouver le mot précis pour qualifier le rôle d'Abou Ahmad : un donneur d'ordre présumé ? Un coordinateur comme Abaaoud ?» Toujours est-il que derrière cette kunya se trouverait un vétéran du jihad belge : Oussama Atar. Selon le Monde, c'est Adel Haddadi qui l'a reconnu sur une planche photos, lors d'un interrogatoire. Au début des années 2000, Oussama Atar, 32 ans, est passé par les prisons américaines en Irak, dont l'emblématique camp Bucca. C'est dans ses murs qu'une partie de ce qui allait devenir l'Etat islamique en Irak et au Levant (EIIL) s'est refondée. Libéré en 2012, Atar repasse brièvement par la Belgique avant de rallier à nouveau les zones de combat. Mercredi, le procureur fédéral belge, Frédéric Van Leeuw, s'est montré moins affirmatif sur l'identité d'Abou Ahmad, dans un entretien accordé à l'AFP. «C'est une hypothèse de travail parmi d'autres.» Une hypothèse néanmoins jugée «très, très probable» par notre source judiciaire française.
L'implication d'Oussama Atar écarte-t-elle la recherche d'autres têtes pensantes ? A l'évidence, non. Mercredi, Frédéric Van Leeuw s'est également dit convaincu de l'implication de plusieurs éminences grises de l'organisation : «On sait que les ordres sont venus de la zone de l'Etat islamique. […] Ça remonte très haut dans le commandement de l'EI.» Dans cette déclaration, le magistrat vise indéniablement Abou Mohammed al-Adnani, ex-porte-parole du groupe terroriste, abattu par les Américains le 30 août et dépositaire de l'action extérieure de l'EI.
Savoir-faire militaire
Le 19 octobre, le site américain ProPublica en remettait une couche, affirmant qu'un autre combattant, français celui-là, avait participé à l'élaboration des attaques de Paris et Bruxelles. Pour ProPublica, il s'agirait d'Abdelilah Himich, dont la kunya correspond à Abou Souleymane. Ce jihadiste franco-marocain de 26 ans est loin d'être un inconnu pour les agents du contre terrorisme. Dans son édition du 2 juillet 2015, Libération racontait comment, en janvier 2014, Himich avait gagné la Syrie par la route en compagnie d'un couple de Lunellois, Houssem Mosli et Maëva Serafino. A son arrivée à Deir-el-Zor, l'un des bastions de l'EI en Syrie où se trouvent toujours de nombreux combattants français, Himich est peu à peu devenu émir. Il faut dire qu'il dispose d'un réel savoir-faire militaire, acquis lors d'un passage dans la légion étrangère française en Afghanistan… Cependant, l'implication de Himich dans les attaques du 13 Novembre à Paris et du 22 mars à Bruxelles n'apparaît pas, à ce stade, dans l'enquête menée par les juges antiterroristes parisiens.
Le 19 octobre, quelques heures à peine après la publication de l'article de ProPublica, la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) produisait à son tour une note. Le document, dont Libération a pris connaissance, ne statue pas sur une éventuelle participation d'Abdelilah Himich à la conception des attaques de Paris et Bruxelles. Il explique simplement qu'Abou Souleymane est une kunya très répandue, qu'elle pourrait correspondre également à l'identité d'un certain Brahim Nejara, un jihadiste du Rhône dont les deux frères ont été interpellés le 31 mai alors qu'ils envisageaient une action contre le stade de l'Olympique lyonnais, et surtout que Himich s'était fait retirer son grade d'émir par l'EI en avril avant d'être emprisonné par l'organisation.