Lorsqu'on lui demande de mettre des mots sur ce qu'elle ressent un an après les attentats du 13 Novembre, Laura (1), la cinquantaine, répète le même geste mécaniquement. Elle prend une inspiration, rapproche ses doigts, et agite ses mains en cercle lorsqu'elle cherche à s'exprimer. Cette policière gradée dans un commissariat de l'est parisien semble hésiter à l'idée de verbaliser ses émotions. Elle ne veut pas se poser en victime, parce qu'elle n'a pas été frappée par les balles des terroristes, mais garde un sentiment qu'elle peine encore à décrire. Mélancolie, c'est le mot qu'elle choisit. «Une mélancolie que je n'ai jamais connue auparavant», glisse-t-elle, dans un soupir.
Laura et ses «gars», comme elle les appelle, interviennent les premiers sur les terrasses, le soir du 13 Novembre. Tandis qu'ils portent les premiers soins, elle s'occupe de la logistique : établir le périmètre de sécurité, réquisitionner un foyer pour installer le poste de secours, retenir les témoins pour l'enquête. Quelques mois plus tôt, elle était déjà intervenue lors de la prise d'otages de l'Hyper Cacher.
Silence
Le soir du 13 Novembre, de nouveau, elle arrive sur les lieux quelques minutes à peine après les terroristes. «D'un côté, je me dis que j'ai échappé à la mort de peu, parce qu'ils voulaient sans doute "se faire du flic". De l'autre, je me dis que c'était mon devoir de les arrêter.» Ce soir-là, elle décrit le silence et le flou : «Ça m'a fait flipper, après coup, ce que mon cerveau a pu retenir.» Elle se souvient du silence, alors que ses collègues lui racontent les cris, les pleurs et les sirènes. Elle ne sait plus si elle a pleuré, alors qu'un collègue lui raconte ses sanglots lorsqu'elle dresse le bilan de l'attaque via la radio de la voiture. Elle pensait qu'il faisait jour, alors que c'était au milieu de la nuit.
Quelques jours après, Laura ressent le besoin d'exprimer : «Ça fait partie de mon tempérament, je suis un peu comme ça.» Sur Facebook, elle poste une photo de ses mains, entrecroisées avec celles de ses amies dans un bar où elle est venue se recueillir et boire des verres. Elle légende : «On avait averti le serveur qu'on allait pleurer. On a pleuré. On s'aime et on emmerde Daech.»
Lorsqu'une amie lui rappelle qu'elles doivent aller voir ensemble le groupe Brigitte en concert une semaine après, la gradée espère qu'il sera annulé. Puis finalement, elle s'y rend et envoie après coup un message sur Facebook aux artistes, leur confiant qu'elle a pleuré lors de leur interprétation de Paris se met en colère. «J'ai réalisé en vous écoutant que la vie continuait», écrit-elle alors. Laura intègre aussi le groupe Facebook «Life for Paris», où s'expriment des rescapés.
Décisions
Dans le courant de l'hiver, elle et ses collègues sont invités à une fête des voisins par un des membres du groupe. Puisqu'ils sont en service, ils s'y rendent en tenue, ce qui provoque les applaudissements des personnes présentes. Des rescapés pour la plupart. «C'était drôle, ils étaient un peu surpris d'avoir une relation avec des policiers», se remémore Laura. Il y a de la musique.
Ce soir-là, elle se lie d'amitié avec Caroline, une rescapée du Bataclan. Pour la saluer, la victime la serre dans ses bras : «Caroline m'a dit qu'elle avait l'impression de me connaître depuis toujours. Que j'étais belle aussi. C'était un bonjour très tendre.»
La policière rencontre aussi Pierre, un autre rescapé. Au fil des mois, ils continuent d'échanger et de se voir. «On sort beaucoup. Lorsqu'ils vont boire un verre, je les rejoins parfois après mon service. On garde toujours un lien, par texto, par Facebook ou par mail. On a une relation entre potes et amis, explique-t-elle. C'est la première fois que je mélange ma vie perso et ma vie pro.»
Son quotidien a changé aussi, la faute à cette mélancolie tenace. Elle lit beaucoup moins, elle n'arrive pas à se concentrer très longtemps : «A Noël, j'étais toujours sur le même bouquin que je lisais lors des attentats.» Elle ne va plus au cinéma et n'a pas allumé la télévision pendant une longue période. Mais elle a pris des décisions importantes dans sa vie, qu'elle aurait mis «peut-être deux ans à trancher en temps normal». Elle apprécie de se rendre à la mer et s'est prise de passion pour les plantes grasses, elle qui n'a «pas du tout la main verte».
Après les attentats, la policière n'a pas voulu consulter. Elle a seulement organisé une séance commune avec un psy pour que ses «gars» puissent s'exprimer une bonne fois pour toutes. «C'était aussi pour moi, je n'en pouvais plus qu'ils me racontent tout ce qu'ils avaient vécu.» A l'entendre, ça n'a servi à rien, mais elle constate aujourd'hui qu'un lien fort s'est créé au sein du groupe : «Je sais que je garderai contact avec eux jusqu'à la fin de ma vie. Enfin je pense…» Et ajoute : «J'espère que cette mélancolie s'en ira un jour.»
(1) Le prénom a été changé.