Pour les amateurs de concerts, l'agenda parisien du 13 novembre 2015 était chargé, voire sujet à tractations entre amis. Entre Fat White Family à La Cigale, The Dø à l'Olympia, Mansfield.TYA au Café de la Danse et Eagles of Death Metal au Bataclan pour n'en citer qu'une poignée, le choix était large – un vendredi soir lambda à la capitale, avec plusieurs festivals d'automne en prime. Au sein d'un même lieu, on pouvait d'ailleurs choisir deux propositions différentes. A la Gaîté Lyrique, dans le IIIe arrondissement, la formule «deux salles, deux ambiances» prenait ainsi tout son sens avec côté petite salle (en sous-sol) une soirée dédiée au label de pop francophone La Souterraine, tandis que la grande salle (au premier étage) accueillait la soirée électro Marathon. Situé à 1,5 km du Bataclan, ce centre culturel de la ville de Paris va ce soir-là rapidement confiner ses spectateurs – près d'un millier – pendant de longues heures. Certains y dormiront jusqu'au lendemain matin.
Voici le récit de leur soirée d'angoisse, dont le déroulé heure par heure est reconstitué à partir des témoignages de Laurent Bajon (co-fondateur de La Souterrain), Laurent Jacquier (producteur de la soirée Marathon), Olivier Tesquet (spectateur), Laure Vergne et Benoît Rousseau (responsables respectivement de la communication et des programmes à la Gaîté Lyrique).
21 heures
Environ 200 personnes se trouvent dans le sous-sol de la Gaîté Lyrique – le concert du groupe BCBG vient de commencer dans la petite salle, pendant que l’exposition Paris Musique Club (installations ludiques, mapping…) reste accessible. Au premier étage, dans la grande salle qui accueille 800 spectateurs, la soirée Marathon débutée plus tôt se poursuit avec la prestation de Pierre Henry, vénérable octogénaire et père fondateur de la musique électroacoustique.
21h45
Pierre Henry a quitté la scène depuis près de quinze minutes. C’est en l’accompagnant à son taxi qu’une partie de l’équipe de la Gaîté Lyrique apprend que des attaques sont en cours dans Paris, sans savoir initialement que le Bataclan est touché. Très vite, la préfecture de police est contactée. Après plus de dix minutes d’appels infructueux, les autorités archi-sollicitées donnent pour consigne de maintenir les spectateurs dans l’enceinte des lieux.
22 heures
Les équipes de la salle font passer le message aux spectateurs tentés de sortir pour les en dissuader – les issues seront définitivement bloquées vers 22h30. Impossible de griller une clope sur le parvis extérieur, face à l’entrée principal. Plus tard dans la soirée, compte tenu des circonstances, le règlement en vigueur depuis 2008 concernant la cigarette dans les lieux publics sera assoupli : les spectateurs pourront fumer dans la grande salle. Les fenêtres sont fermées, le hall d’entrée déserté : le bâtiment doit sembler vide depuis l’extérieur.
22h20
Laurent Bajon : «Dans la petite salle, on ne capte pas très bien sur les portables. Le mien ne peut recevoir que des SMS, d'ailleurs, mais j'avais une tablette qui m'a servi plus tard dans la soirée grâce au wi-fi. C'est pendant le concert de Rémi Parson, entre 22 heures et 22h30, qu'on apprend qu'il se passe quelque chose. A la pause, les gens se répartissent dans l'espace d'exposition, c'est la sidération. Les gens de la Gaîté commencent à annoncer qu'on est confinés ici et que, jusqu'à nouvel ordre, il y a interdiction de bouger. On a des bribes d'infos, on entend les sirènes à l'extérieur. On sait que ça se passe dans le coin, et il faut rassurer nos proches, d'autant que certains ont appris qu'une salle de concert a été visée sans pour autant savoir s'il s'agit de la Gaîté Lyrique ou pas.»
23 heures
Laurent Bajon poursuit : «Dans les coulisses, au sous-sol, on discute avec le groupe Requin Chagrin. Ils sont censés être sur scène depuis une demi-heure. Sur le coup, ils ne le sentent pas du tout. Ils ne se voient pas vraiment jouer dans cette ambiance, avec des gens rivés sur leurs smartphones, si tant est que ça capte. Et puis, ils réalisent que de toute façon, tout le monde est coincé, alors autant jouer et occuper le temps même si ça ne sera sûrement pas le meilleur concert de leur vie. Ils ont déroulé le truc, pendant quarante-cinq minutes. Ils ont peut-être joué plus fort que d'habitude. En tout cas, c'était l'un des concerts les plus étranges de ma vie.»
Minuit
Côté grande salle, à l'étage, la soirée Marathon se poursuit également en aménageant un peu la programmation. Les alertes pleuvent sur les smartphones, les rumeurs circulent : même certains membres de l'équipe de sécurité évoquent un commando aux Halles, puis à Beaubourg, des sites très proches. Preuve de ce flou anxiogène, Laurent Jacquier, producteur de la soirée, reçoit même ce SMS d'un attaché de presse : «Un raid est en cours à la Gaité Lyrique, tu confirmes ?» Le lieu étant grand, Jacquier est pris d'un doute, rapidement dissipé.
0h30
Malgré l’inquiétude, on ne dénombre que de rares crises d’angoisse et pas de panique massive, à un étage comme à l’autre. Des espaces plus calmes pour des femmes enceintes, spectatrices comme collaboratrices de la salle, sont mis en place. Les réserves en nourriture du bar (barres sucrées, etc.) sont distribuées gratuitement, tout comme les boissons – excepté l’alcool fort. La musique continue au premier étage : le DJ DDD mixe dans la grande salle.
1 heure
Sur accord de la préfecture de la police, l’évacuation des spectateurs qui souhaitent partir débute. L’équipe suit les instructions précises des autorités et les sorties, via deux accès discrets, se font d’abord par grappe de cinq spectateurs. Hors de question de créer un mouvement de foule en évacuant d’un bloc les plus de 500 personnes qui se trouvent encore dans les murs. Un groupe ne peut sortir qu’une fois que le précédent s’est éloigné à plus de 200 mètres du bâtiment. Les spectateurs du sous-sol sont désormais rapatriés au premier étage, avec ceux de la soirée Marathon. Laurent Bajon en profite pour quitter les lieux et passera le reste de la nuit non loin de la Gaîté Lyrique, dans la chambre d’hôtel d’un des musiciens programmés ce soir-là.
2 heures
L’évacuation s’accélère un peu, le public peut désormais quitter les lieux par groupe de dix.
4 heures
Dans la grande salle, la musique s’arrête : le DJ censé conclure la soirée aura finalement mixé deux heures trente de plus que prévu. Les nouvelles se font plus précises sur les téléphones, les codes wi-fi du lieu tournent parmi les spectateurs qui découvrent l’ampleur des événements. Un dortoir de fortune est mis en place pour ceux qui ne souhaitent ou ne peuvent rentrer chez eux. Une cinquantaine de personnes passera la nuit à la Gaîté Lyrique. Certains repartiront vers 9 heures le samedi matin. Aucun des autres concerts prévus ce soir-là n’aura lieu, comme dans la totalité des salles de spectacles de la capitale.