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De Dieudonné au burkini, le retour régulier de l'arrêt «anti-lancer de nains»

En 1995, le Conseil d'Etat valide l'interdiction d'un spectacle de lancer de nains dans une commune de l'Essonne. Il donne alors une nouvelle ampleur à la notion de dignité de la personne humaine... et crée un précédent qui servira dans plusieurs débats politiques.
publié le 14 novembre 2016 à 13h00

C'est l'une des décisions les plus connues du droit français. Adopté par le Conseil d'Etat le 27 octobre 1995, l'arrêt «Commune de Morsang-sur-Orge» (à consulter ici sur Legifrance) est plus communément resté dans les mémoires comme «l'arrêt anti-lancer de nains». Un intitulé qui lui donne une connotation insolite, alors que son sujet est on ne peut plus sérieux : jusqu'à quel point peut-on laisser une personne se causer du tort volontairement ? A cette question, le Conseil d'Etat apporte en 1995 une réponse inédite et crée un précédent qui resservira régulièrement. Jusqu'au débat sur le burkini cet été, où l'entourage de Nicolas Sarkozy a affirmé qu'on pouvait opposer aux femmes voilées le respect de leur propre dignité pour leur interdire le port de leurs vêtements.

Aux origines de l’affaire

Revenons d'abord à ce pourquoi le Conseil d'Etat, plus haute juridiction de l'administration française, était saisi. En octobre 1991, la maire communiste de la commune de Morsang-sur-Orge (Essonne) prend un arrêté interdisant un spectacle de «lancer de nain» qui était prévu dans une discothèque de la ville. Pour ce faire, elle se fonde sur le respect de «la dignité humaine» ainsi que les pouvoirs de police attribués aux maires par le Code des communes (abrogé en 1996) : «La police municipale a pour objet d'assurer le bon ordre, la sûreté, la sécurité et la salubrité publiques», lit-on à l'article L131-2. Est concerné, dans ce cadre, «le maintien du bon ordre dans les endroits où il se fait de grands rassemblements d'hommes, tels que les foires, marchés, réjouissances et cérémonies publiques, spectacles, jeux, cafés, églises et autres lieux publics». Un mois plus tard, la maire est soutenue par une circulaire du ministre de l'Intérieur, Philippe Marchand, qui intime aux préfets de mettre fin à cette «intolérable atteinte à la dignité humaine», qui pose des «risques de troubles graves à l'ordre public» et des «risques sérieux pour la sécurité des acteurs et spectateurs».

Mais la discothèque et le nain en question ne l'entendent pas de cette oreille. Pour Manuel Wackenheim, un jeune homme de 24 ans, être lancé en public est un métier. Cela lui permet de réparer, en partie, toutes les fois où on lui a refusé du travail en raison de sa taille, 1m18. C'est même dans cette activité qu'il l'a trouvée, sa dignité, dira-t-il encore en 2014 à Libération à l'occasion d'un portrait. Lui et la discothèque déposent donc un recours auprès du tribunal administratif de Versailles... qui annule l'arrêté le 25 février 1992. Comme le fera plus tard le tribunal administratif de Marseille pour un arrêté similaire pris à Aix-en-Provence.

Au moment de se prononcer, ces tribunaux ne peuvent en effet que constater que la loi donne tort aux maires et au ministre. L'ordre public, à cette époque, se limite aux «notions de sécurité, de tranquillité et de salubrité publique», rappelle le Conseil d'Etat dans sa synthèse de l'affaire. S'il a parfois été élargi en prenant en compte des notions de «moralité», comme lorsque le Conseil d'Etat a validé la fermeture de «lieux de débauche» (en 1909) ou l'interdiction d'être nu sur la plage à Biarritz (en 1930), il s'agissait à chaque fois de circonstances locales. Or, à Morsang-sur-Orge, aucune circonstance locale ne permet de valider l'interdiction du spectacle, pas plus que les notions de sécurité (Manuel Wackenheim est protégé), de tranquillité (le spectacle a lieu dans un endroit fermé) ou de salubrité (ce n'est pas sale). Quant à la dignité humaine, rien ne prévoit qu'elle puisse être invoquée dans le cadre de mesures de police. Mais la maire, sûre de son fait, décide de se pourvoir devant le Conseil d'Etat… et ce dernier va de manière surprenante lui donner raison, en faisant évoluer la jurisprudence.

Une décision importante, mais ponctuelle

L'arrêt de Morsang-sur-Orge, adopté en assemblée du contentieux, donc par la chambre la plus solennelle du Conseil d'Etat, est aussi important que sa portée est limitée. Il est important car pour la première fois, il étend la notion d'ordre public à la dignité de la personne humaine, en permettant à une décision de police, donc de restriction de libertés, de protéger cette dignité. Jusqu'alors, la dignité de la personne humaine était cantonnée, dans la loi, aux domaines audiovisuel (où les chaînes doivent veiller à ne pas diffuser certaines images) et bioéthique (où la loi de 1994 intègre cette notion, mais dans son seul cadre). En 2001 par exemple, le Conseil supérieur de l'audiovisuel avait invoqué le respect de la dignité humaine pour imposer à M6 et au producteur Endemol que les candidats de Loft Story disposent de deux heures d'intimité par jour, sans micro ni caméra. Elle est aussi invoquée, régulièrement, en ce qui concerne des conditions de détention de détenus.

Mais cette fois, le Conseil d'Etat prend une décision inédite en ce qu'«elle permet en somme de dire "ce que tu fais porte atteinte à l'humanité à travers toi"», analyse Philippe Cossalter, professeur agrégé de droit public. Mais justement parce qu'il formule les choses ainsi, le Conseil d'Etat donne à cette décision une portée très restreinte, ajoute Philippe Cossalter. Cette décision «est extrêmement ponctuelle. C'est quelque chose de spécifique, de très spécial».

Depuis 1995, la jurisprudence Morsang-sur-Orge n'a servi qu'à deux reprises dans des décisions du Conseil d'Etat : en 2007, lorsqu'il a confirmé l'interdiction d'une distribution de soupe contenant du cochon par une association nommée Solidarité des Français, et en 2014, lorsqu'il a confirmé l'interdiction d'un spectacle de Dieudonné à Nantes. Compte tenu du contenu du spectacle lors de ses représentations, à Paris, la juridiction avait estimé que les garanties des organisateurs sur le fait que les propos pénalement répréhensibles ne seraient pas repris à Nantes ne suffisaient pas «pour écarter le risque sérieux que soient de nouveau portées de graves atteintes au respect des valeurs et principes, notamment de dignité de la personne humaine». L'argument fut abondamment critiqué, l'ancien ministre Jack Lang, agrégé de droit public, estimant dans le Monde que «l'atteinte à l'ordre public, c'est quelque chose de matériel, on est sur un terrain balisé. L'atteinte à la dignité humaine, c'est une notion beaucoup plus floue : on navigue ici dans des eaux plus incertaines où s'entremêlent des considérations philosophiques et politiques beaucoup plus que juridiques.»

Des utilisations politiques hasardeuses

Le 5 octobre de cette année, c'est un proche de Nicolas Sarkozy qui a décidé de naviguer à nouveau dans ces eaux incertaines. Le député de l'Yonne Guillaume Larrivé, qui coordonne la campagne de l'ancien président pour la primaire de la droite, croit en effet avoir trouvé le moyen d'interdire «les emblèmes, insignes et uniformes manifestant ostensiblement l'adhésion à une idéologie revendiquant l'inégalité entre les femmes et les hommes» – comprendre, ici, le voile porté par certaines femmes musulmanes. A Marianne, ce conseiller d'Etat a en effet expliqué avoir trouvé dans la jurisprudence sur les lancers de nains un outil pour mener à bien cet objectif censé, dit-il, «protéger les femmes» : «Les troubles à l'ordre de public ne concernent pas forcément des violences, il peut s'agir d'interdire ce qui porte atteinte à la dignité humaine». Contacté par Libération, il n'a pas donné suite à nos demandes de précisions.

Quoi qu'il en soit, l'idée n'est pas nouvelle. En décembre 2009, alors que le gouvernement préparait une loi d'interdiction du voile intégral dans l'espace public, le ministre de l'Immigration, Eric Besson, avait déjà recouru à cette comparaison : «Si vous acceptez l'idée de dignité, vous ne pouvez pas aliéner, vous ne pouvez pas abandonner votre propre dignité, même volontairement. Application pratique : souvenez-vous du dossier dit du lancer de nains, ces nains dans les boîtes de nuit qui étaient lancés dans des filets. Ils étaient volontaires, ils gagnaient de l'argent, et même beaucoup d'argent, et qu'a dit la République française ? Le lancer de nains est intolérable.» Son collègue chargé du Travail et des Affaires sociales, Xavier Darcos, avait lui aussi fait la comparaison.

Darcos et Besson avaient-ils trouvé l'inspiration du côté du site d'extrême droite Riposte Laïque, qui en parlait déjà quelques mois plus tôt ? Quoiqu'il en soit, aussitôt après leurs sorties, un professeur de droit public, Guy Carcassonne, avait estimé la démonstration peu convaincante. Saisi pour avis, le Conseil d'Etat se montrerait, quelques mois plus tard, tout aussi circonspect : «S'agissant de la sauvegarde de la dignité de la personne humaine, ce principe [...] fait l'objet d'acceptions diverses, et, notamment, de deux conceptions susceptibles de s'opposer ou de se limiter mutuellement», relevait-il. D'un côté, «celle de l'exigence morale collective de la sauvegarde de la dignité», qui permet de faire fi du libre-arbitre d'une personne (et qui a servi dans le cas du lancer de nains), et de l'autre «celle de la protection du libre arbitre comme élément consubstantiel de la personne humaine», protégée par la Cour européenne des droits de l'homme. «La Cour a ainsi consacré un "principe d'autonomie personnelle" selon lequel chacun peut mener sa vie selon ses convictions et ses choix personnels, y compris en se mettant physiquement ou moralement en danger, dès lors que cette attitude ne porte pas atteinte à autrui», écrivait le Conseil d'Etat.

Finalement, la loi sur le voile intégral ne fait mention ni de la dignité humaine, ni même d'un quelconque vêtement religieux, puisqu'elle est justifiée par des motifs de sécurité publique et d'«exigences minimales de la vie en société». Sept ans plus tard, on voit mal comment ce qui ne fonctionnait pas pour le voile intégral pourrait fonctionner pour le voile tout court, ou son équivalent de bain, le burkini. «Il faudrait arriver à montrer presque scientifiquement que ces vêtements sont une atteinte objective à la personne humaine», dit Philippe Cossalter.

En 1995, le Conseil d'Etat se doutait-il que sa décision serait utilisée à l'appui de débats comme celui-ci, mais aussi de ceux sur l'euthanasie ou la prostitution ? Soumise à un devoir de réserve, l'institution ne commente pas le devenir politique de son fameux arrêt. Manuel Wackenheim, le nain interdit de lancer, s'interrogeait quant à lui, en 2014 : «Les putes gagnent bien leur vie avec leur cul. Pourquoi je ne pourrais pas être lancé en France ? Elle est où, la liberté d'expression ?»