Le café ! Qui s’occupe de préparer les thermos vendredi ? Et les badges d’entrée ? Mais non, on blague… Tout va rouler comme sur des roulettes. Les profs invités repartiront avec des étoiles dans les yeux et le sourire jusqu’aux oreilles. Comme d’habitude. François Jarraud, lui, terminera sur les rotules, essoré d’avoir tout donné. Comme d’hab aussi. Il est l’inventeur et l’organisateur (avec trois bouts de ficelle) du Forum des professeurs innovants, qui se tient vendredi et samedi à Paris.
Pour la centaine d'enseignants sélectionnés, y participer, c'est un peu comme débouler, gamin, dans un parc d'attractions. L'excitation des grands moments, ne pas en louper une miette. «Je me souviens la première fois, au moment de la remise des prix : un lauréat a versé une larme. L'émotion d'être reconnu par ses pairs. Le deuxième s'est mis à pleurer aussi. A la fin, la salle entière chialait, un océan de larmes, c'était affreux», raconte Jarraud, ému rien que d'y repenser. Depuis, il abrège la remise des prix. Il se reconnaît dans les parcours de ces enseignants. Il était l'un des leurs. De cette veine des profs motivés qui se secouent les puces pour ne pas tomber dans la routine. De ceux toujours à l'affût, qui tentent de nouvelles façons d'enseigner, et agacent parfois les collègues plan-plan. L'innovation pédagogique est en vogue. «Le discours a changé. Avant, l'institution s'en fichait. Mais depuis quelques années, c'est devenu un thème politique. Les ministres la vantent comme un moyen d'améliorer le système.» Najat Vallaud-Belkacem l'a placée au cœur de sa réforme du collège… [Panneau de signalisation : lancer François J. sur ce sujet, c'est prendre le risque de le rendre chafouin.] Il s'en désole. «Les politiques en ont fait une oriflamme pour détourner l'attention des vrais problèmes. Jusqu'à créer une administration de l'innovation ! Ces deux mots ne vont pas du tout ensemble ! C'est peine perdue.» On met des points d'exclamation mais, en réalité, il parle d'une voix posée, avec un penchant pour le sarcasme, tapissé d'humour.
Il est drôle - «Ecrire mon portrait ? J'ai quand même pas traversé l'Atlantique à la rame dans un fauteuil de jardin.» Il y a quinze ans, toujours dans cette idée de soutenir les profs motivés, il invente avec «une bande de potes» le Café pédagogique, un média associatif. Au départ, le projet était de relayer les initiatives menées en classe par les uns et les autres. Créer du lien pour maintenir la flamme, «parce que prof est un métier d'isolés». D'emblée, le succès les déborde, leur site devient une référence. Un média incontournable dans le monde de l'éducation, lu aussi bien par les enseignants que par les cadres de l'Education nationale et les chercheurs.
Julien Cabioch, prof de SVT et collaborateur régulier depuis quatre ans, s'en étonne toujours : «Il suffit que je prononce le mot "café", et là, d'un coup, les portes s'ouvrent. Dans le milieu, tout le monde connaît son influence.» Parmi les lecteurs accros, on trouve aussi des journalistes. «Mon premier réflexe du matin en arrivant au bureau», reconnaît une journaliste de l'AFP spécialiste de l'éducation. «Non seulement je le lis, mais je l'imprime», ajoute sa collègue.
François Jarraud fait aussi partie de ceux qui ont besoin d'«imprimer». La troisième pièce de son appartement ressemble à une immense pile de polycopiés, façon tour de Pise. C'est là, dans le XIIIe arrondissement parisien, que se fabrique jour et nuit le Café avec «deux trombones et presque rien». On se frotte les yeux. Il est le seul salarié de l'association (3 000 euros net), qui ne tourne qu'avec les adhésions. Certes, il peut compter sur une trentaine de collaborateurs bénévoles (indemnisés 200 euros l'an). Mais il gère l'essentiel.
Le spécimen se lève vers 3-4 heures du matin, dès la publication en ligne du Journal officiel. «Ma première lecture de la journée», dit-il gaiement, laissant penser à une blague. Mais non. Il se le farcit pour de vrai, à jeun. Parfois, il débusque des lièvres : «Les revalorisations en loucedé en plein mois d'août pour les cadres de l'Education nationale.» Il fait aussi des trouvailles qui n'ont rien à voir avec notre sujet, comme la largeur réglementaire d'une tranche de jambonneau. Ainsi dopé au JO, il fignole son «expresso» : 15 articles et brèves servis tout chaud dans 60 000 boîtes mails avant 7 h 30. Pause ravitaillement : un thé (jamais de café) et «des galettes bretonnes. Il se nourrit comme ça, ne prend pas le temps de manger», balance le pédagogue Philippe Meirieu, qui l'apprécie beaucoup, et le compare volontiers à «un moine soldat, un franciscain». «Il a un côté décalé avec ses pulls en laine à rayures, on dirait qu'il débarque de la Lune», dit en souriant Véronique Soulé, ex-journaliste à Libé et chroniqueuse au Café.
Avant d'atterrir dans l'univers des conférences de presse, Jarraud, fils et frère d'instits, était prof d'histoire-géo dans un lycée privé parisien. Il aimait par-dessus tout son métier. On le devine un peu bourru, désordonné, un peu geek. Il faut voir ses yeux briller quand il raconte ses (géniaux) logiciels de géographie, programmés pendant les vacances d'été quand d'autres allaient à la plage. Il s'est lancé aussi tête baissée dans les balbutiements d'Internet, permettant à ses élèves de BEP de communiquer avec une classe de petites Anglaises («au début des années 90, c'était fou»). Puis, en 1995, son nouveau dada s'appelle Clionautes : il crée un réseau de profs d'histoire-géo connectés comme lui qui s'échangent les bonnes pratiques. «J'ai beaucoup appris.»
Il enseignera trente ans dans le même bahut. Syndiqué, il s'est battu, avec des victoires (comme la première machine à café pour les profs) et des défaites. La derrière fut la plus douloureuse. Il écrit à sa proviseure un rapport pour lui expliquer ce qui n'allait pas dans ses décisions. Ce n'est pas passé… Il paie le champagne, et démissionne. Le Café devient un plein-temps. Il obtient sa carte de presse en 2012, ses journées s'achèvent toujours «à pas d'heure», devant son ordinateur. Il soupire. Pour la vie personnelle et la santé, c'est pas le top. L'avantage, comme dit Meirieu, c'est qu'«on peut l'appeler à minuit sans risque de déranger». Il a une connaissance du système éducatif comme personne, «l'un des rares dans ce pays à en savoir autant sur l'institution et la pratique», ajoute-t-il. Renseignements pris auprès de Michel, le grand frère, François semble toujours avoir été le même. «Etudiant, il avait déjà une capacité de travail supérieure. Quand il est rationnellement convaincu de quelque chose, il fonce.» Parfois, il fatigue un peu. La mélancolie pointe. «Est-ce que l'école s'améliore ? Non.» Mais le forum va le rebooster. Comme d'habitude.
1954 Naissance. 1980 Devient prof d’histoire-géo. 1995 Crée les Clionautes, un réseau de profs d’histoire-géo. 2001 Lance le Café pédagogique. 2008 Premier Forum des profs innovants, dont Libé est partenaire cette année.