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Manifs : existe-t-il encore un «syndrome Malik Oussekine» ?

Depuis la mort du jeune homme en 1986, les policiers évitaient le contact avec les manifestants. Mais cette doctrine a évolué ces dernières années.
publié le 5 décembre 2016 à 20h46

Nuit du 5 décembre 1986. Des étudiants parisiens sont mobilisés contre le projet de loi Devaquet. La Sorbonne est occupée tandis que quelques jeunes se réchauffent sur une barricade autour d’un feu. Pour les déloger, la préfecture de police envoie ses pelotons de voltigeurs motocyclistes. Un agent est chargé de conduire pendant que son binôme distribue des coups de bâton. Les bécanes foncent dans les rues autour de l’université. Au même moment, Malik Oussekine, étudiant de 22 ans, sort d’un club de jazz. Les voltigeurs le prennent en chasse. Un homme le laisse entrer, le voyant apeuré. Mais les trois policiers se ruent dans le hall et les tabassent. Malik Oussekine ne se relèvera pas. Le lendemain, l’émoi est national. Alain Devaquet démissionne et sa réforme de l’éducation est abandonnée. Deux jours plus tard, une manifestation monstre a lieu.

Tenue. La déflagration est aussi immense dans la police. Le prestige du maintien de l'ordre à la française, bâti sur le mythe d'avoir réussi à contenir Mai 68 sans drame, s'effondre. Les pelotons de voltigeurs sont dissous. Pendant des années, la formation et les stratégies du maintien de l'ordre vont s'adapter. La doctrine évolue, il ne s'agit plus de casser la manif pour la disperser mais de contenir les violences. La tenue défensive des forces de l'ordre est adoptée, l'idée étant de repousser au plus tard le contact avec les manifestants.

Depuis, d’autres affrontements entre étudiants et policiers ont eu lieu. Mouvement contre le CIP en 1994 puis contre le CPE en 2006. Et plus récemment les affrontements à Notre-Dame-des-Landes et à Sivens. Puis au printemps, les manifs contre la loi travail.

Trente ans plus tard, que reste-t-il de ce syndrome Malik Oussekine ? Alain Gibelin, à la tête de la direction de l'ordre public : «Bien sûr que le syndrome Malik Oussekine existe encore.» Le service de ce pilier de la préfecture de police vient de vivre plusieurs mois compliqués entre injonction d'éviter toute casse et peur d'un mort.

«En évitant le contact physique, on évite les blessés du côté des forces de l'ordre et des manifestants, ça reste le principe majeur», souligne le lieutenant-colonel, Stéphane Bras, à la tête du centre de Saint-Astier dédié à la formation des gendarmes mobiles. Au cours des années 2000, une volonté est affichée : interpeller et judiciariser. Des unités mobiles du parquet sont présentes pour engager vite des poursuites et faciliter les procédures. La tâche d'aller au contact des manifestants pour interpeller est souvent confiée aux brigades anticriminalité. Des effectifs non formés au maintien de l'ordre. «On ne peut pas disperser une foule et vouloir faire des interpellations en même temps», confie un haut gradé de la gendarmerie. C'est pourtant depuis quelques années le schéma habituel des fins de manifestation. S'ajoute l'introduction des armes dites «à létalité réduite», selon la terminologie officielle, malgré le risque de blessures irréversibles. C'est le cas du flash-ball, puis de son successeur le LBD40, apparus dans les quartiers populaires, puis utilisés pour la gestion des foules au milieu des années 2000. A ce nouvel arsenal, s'ajoutent de nombreuses grenades explosives.

Nuit du 25 octobre 2014. ZAD de Sivens. Rémi Fraisse, écologiste de 21 ans, reçoit une grenade offensive de la gendarmerie dont l’explosion le tue sur le coup. Bernard Cazeneuve annonce la saisine des inspections générales de la gendarmerie et de la police pour établir un rapport. La grenade offensive dite «OF1» est supprimée. Mais les gendarmes peuvent continuer d’utiliser la «GLI F4», une grenade moins chargée en explosif, dont les conditions d’utilisation sont renforcées.

Puis en 2015, une commission parlementaire est missionnée pour enquêter sur le maintien de l'ordre. Ses conclusions sont critiquées : aucune remise en cause profonde n'est proposée. Fait rare, le président de cette commission, Noël Mamère, refuse d'endosser le rapport. «Les conditions de la mort de Malik Oussekine sont très particulières : un tabassage à mort dans une rue du Paris bourgeois avec un témoin qui travaille dans un ministère. C'est très différent pour Rémi Fraisse, il meurt dans la nuit et le préfet dit le lendemain que les gendarmes ont trouvé un corps dans la forêt», juge Fabien Jobard, sociologue spécialiste du maintien de l'ordre.

Explosif. Des alternatives au modèle français émergent en Europe. La principale, appelée stratégie de «désescalade», vient d'Allemagne. Elle consiste à réduire «la conflictualité dans la confrontation avec des personnes hostiles», explique Jobard. Cette technique est basée sur une psychologie des foules qui a pour impératif d'éviter une solidarisation des manifestants pacifiques avec les plus radicaux. Exactement l'inverse de ce qui s'est produit pendant la loi travail. Le but est que l'action de la police demeure légitime pour le plus grand nombre des manifestants. «La critique du maintien de l'ordre et l'action de la police en France est désormais impossible avec le risque terroriste», estime Fabien Jobard. C'était déjà difficile en 2006. Pour les vingt ans de la mort de Malik Oussekine, une plaque en sa mémoire a été inaugurée à l'endroit où il est mort. Elle indique que le jeune homme a été «frappé à mort». Lors de la cérémonie d'hommage, une personne ajoute alors sur un bout de papier : «par la police».