Réfugiés, migrants… autant de terminologies utilisées pour évoquer l'arrivée d'un peu plus d'un million de nouveaux demandeurs d'asile en Europe l'an passé. Cette soirée de débats organisée au siège de Libération démarre avec une précision sémantique, celle de l'anthropologue Michel Agier,«la condition des personnes est bien plus complexe que les mots qu'on leur attribue», suivi de l'écrivaine Nina Yargekov : «Essayons d'employer ces termes avec prudence pour ne pas enfermer les gens sous le vocable "migrant" qui suggère que tous ces hommes et femmes ont le même parcours, le même profil.»
Uniformisées et stigmatisées, ces populations contribuent cependant largement au développement économique et à la dynamique du marché du travail, poursuit Jean-Christophe Dumont, «70 % de l'augmentation de la force de travail en Europe au cours de ces dix dernières années est liée à l'immigration». Et le chef de la division des migrations internationales à l'OCDE d'expliquer : «Evidemment, pour que cette équation fonctionne, il faut que l'intégration se fasse, c'est-à-dire que les compétences apportées par les migrants soient valorisées d'une façon efficace.» Or, la moitié des étrangers diplômés du supérieur récemment arrivés en France sont au chômage ou déclassés.
«Potentiel de talents». «Repenser les politiques d'intégration non pas pour mais avec les réfugiés doit être une priorité», martèle Alice Barbe, directrice de l'association d'aide à l'insertion professionnelle des réfugiés Singa. «Il faut en finir avec l'image du miséreux. Les réfugiés sont aussi un potentiel de talents et de richesses», souligne-t-elle. A ses côtés, son complice Frédéric Bardeau, cofondateur de l'école Simplon.co qui forme les personnes en situation d'exclusion aux métiers du numérique. Ensemble, ils ont développé «Refugeeks», un projet pilote qui a permis à 14 réfugiés d'origines syrienne, soudanaise et centrafricaine, d'être formés au langage informatique, une compétence très recherchée. C'est le cas de cette journaliste kurdo-irakienne venue assister au débat, elle témoigne : «J'ai suivi sept mois de formation chez Simplon, j'espère maintenant pouvoir changer de voie et trouver un travail dans le numérique.» Prometteuse, l'initiative qui doit aboutir à la formation de 1 000 réfugiés a tout de même connu quelques tâtonnements, comme le confesse Frédéric Bardeau : «On essuie encore les plâtres ! Quelques erreurs ont été commises, comme vouloir apprendre l'informatique avant le français ou les appeler "la promotion réfugiés", alors qu'ils aspirent juste à être la promo numéro 5 de l'école Simplon.»
«L'inclusion est un long chemin», rappelle Manoelle Lepoutre, directrice engagement et société civile chez Total et partenaire du projet Refugeeks. Car, si l'appui financier aux réfugiés est nécessaire, il est loin d'être suffisant. «Il faut d'abord trouver des solutions de logement et de mobilité, puis passer la barrière de la langue, avant de pouvoir enfin développer les compétences requises dans des secteurs en tension. C'est sur cette employabilité que les entreprises ont leur rôle à jouer», explique-t-elle. Maîtriser les codes socioprofessionnels est donc essentiel, comme l'illustre Alice Barbe : «En France, lorsqu'on passe un entretien, on regarde son interlocuteur dans les yeux. Certains réfugiés ne le feront pas, car c'est un signe d'irrespect dans leur pays d'origine. Or, cela, employeurs et candidats ne sont pas susceptibles de le savoir.»
Bataille culturelle. Toutes ces actions locales ne peuvent dispenser l'Etat d'agir plus efficacement pour l'inclusion des réfugiés. «Le gouvernement ne s'appuie pas sur ces associations, au contraire !» déplore Michel Agier. Une erreur de méthode, mais surtout une insuffisance de l'engagement financier de la puissance publique, à en croire Jean-Christophe Dumont : «La ligne budgétaire allouée à l'intégration en France, c'est 70 millions d'euros. L'Allemagne, elle, a dépensé 16 milliards», assène-t-il. «Et pourtant quand l'Etat veut, il peut», constate pour sa part l'historienne Nancy Green, en rappelant au public : «Les Trente Glorieuses l'ont été grâce aux immigrés.» Toutefois, dans un contexte électoral où chômage et xénophobie se côtoient, la bataille s'annonce économique, mais surtout culturelle, comme le conclut Frédéric Bardeau : «On nous a demandé s'il y avait des fichés S dans nos formations, en nous accusant de préparer des e-jihadistes… il faut combattre ces clichés de toutes nos forces et ça, c'est une course de fond.»
Photos Édouard Caupeil