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Henri de Castries, l’insécurité sociale de Fillon

Dans l’ombre du candidat LR depuis plusieurs années, l’ancien patron d’Axa s’apprête à déclarer publiquement son ralliement. Mais le soutien de ce libéral convaincu, que d’aucuns soupçonnent d’être l’inspirateur du projet controversé sur la Sécu, risque de couper l’ancien Premier ministre des couches populaires.
Henri de Castries, encore patron d’Axa, en 2015, à Paris. (Photo Nicolas Messyasz. Sipa)
publié le 16 janvier 2017 à 20h46

Sa décision est prise. Ce mardi, Henri de Castries doit officialiser son engagement dans la campagne au côté de son ami François Fillon, dans une interview au Figaro. Libre cette fois de céder à la tentation qu'avait fait naître à l'été 2007 la proposition du président Sarkozy de le nommer à Bercy. Prêt, si la victoire est au rendez-vous, à embrasser, à 62 ans, la carrière politique dont avait rêvé pour lui son grand-père maternel, Pierre de Chevigné, ministre de la IVe République et élu démocrate-chrétien du Béarn. L'une après l'autre, l'ancien top manager a liquidé les charges de sa vie d'avant. En août, il a enlevé le pin's Axa qui ne l'avait pas quitté durant ses seize ans passés à la tête du deuxième assureur mondial. L'esprit en paix : anticipant de deux ans la fin de son mandat, il avait annoncé en mars son départ du groupe et intronisé dans la foulée un quadra allemand, Thomas Buberl, écartant du même coup le risque de déstabilisation qu'aurait fait courir une guerre de succession au géant de l'assurance. Trois mois plus tard, il renonce à présider à la destinée de la tentaculaire banque britannique HSBC. «Tout était fait, bouclé, verrouillé avec le conseil d'administration, raconte un proche. Et puis, en novembre, il leur a dit non.» Le Brexit qui contrarie ses convictions proeuropéennes est passé par là. Mais plus encore la primaire de la droite et du centre, remportée à la surprise générale par le seul candidat capable selon Castries d'engager tambour battant les réformes libérales nécessaires au redressement du pays. Il vient aussi de se mettre en congé de l'institut Montaigne, think tank libéral qu'il présidait depuis un an. Affranchi de son passé entrepreneurial, le surdiplômé (HEC, ENA) avait commencé en coulisse à travailler sur les lois et décrets financiers du début de quinquennat.«Castries est un homme de conviction, apprécie un grand banquier parisien. Quand il pense que la cause est juste, il s'engage et il soutient. On peut dire qu'il est brutal ou charmant, mais il n'est pas cynique. Que le combat soit un peu difficile n'est pas forcément pour lui déplaire. Ce qui lui manque, c'est l'empathie.»

«Cible»

Tout au long du mois de décembre, Henri de La Croix de Castries a tergiversé. L'idée d'exposer sa famille à la curiosité médiatique ne l'enchante pas plus que son épouse et cousine issue de germaine Anne. Même si elle est «d'origine professionnelle», son immense fortune, entre hôtel particulier à deux pas du boulevard Saint-Germain, propriétés en Anjou et imposant matelas d'actions Axa, l'isole de ce peuple que cherche à séduire Fillon. Impossible d'y échapper depuis la loi qu'a fait voter François Hollande, son ancien camarade de promo à l'ENA, après le scandale Cahuzac : s'il entre au gouvernement, l'ex-top manager devra détailler son patrimoine auprès de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique. Rien qu'en actions Axa, le bas de laine de l'ex-grand patron dépasse les 44,2 millions euros fin 2016. Une paille pour l'élite du business mondial. Du jamais-vu pour un ministre de la République.

Castries ne se fait d'ailleurs aucune illusion : «Je sais bien que je serai une cible, confiait-il début décembre au Figaro. Forcément. Et il ne faudrait pas que cette situation crée un dérivatif aux débats sur les sujets de fond.»

Le premier avertissement ne tarde pas. La proposition de Fillon d'abandonner aux mutuelles le remboursement des «petits soins» de santé résonne comme un écho lointain à ce que le prédécesseur de Castries chez Axa, Claude Bébéar, avait tenté de vendre aux gouvernements Juppé puis Jospin au milieu des années 90. «Manifestement, Fillon veut prendre comme Premier ministre monsieur de Castries qui est le patron d'Axa. On ne s'étonnera pas qu'il veuille privatiser la Sécurité sociale, pilonne aussitôt Marine Le Pen. Ces gens-là, ils défendent des intérêts catégoriels ? Des intérêts particuliers ?» Une critique reprise en boucle par le monde syndical. Las ! Selon plusieurs proches du dossier, dont Daniel Laurent, ancien conseiller de Bébéar et coauteur en 2010 d'une note sur la Sécu pour l'institut Montaigne, ce dernier n'y est pour rien. « Il s'est occupé des grands équilibres budgétaires, de la cohérence du programme de Fillon, précise un de ses collaborateurs. Même s'il a été patron d'un géant de l'assurance, il n'a plus les compétences pour avancer des propositions techniques.»

Contraint de reculer sur la Sécu, François Fillon commence à mesurer ce que pourrait lui coûter en popularité sa proximité avec l'ex-PDG. «Mais il s'en fout, il veut Castries à ses côtés», affirme un proche des deux hommes. Le 21 octobre, celui qui n'était encore que challenger de la primaire de la droite avait caressé le projet à voix haute : «Ce serait quand même formidable d'avoir un ministre de l'Economie qui soit reconnu comme compétent dans son domaine.» Un initié confirme : «En petit comité, Fillon a dit clairement qu'en cas de victoire, Castries était programmé pour Bercy.» Avec le bug sur la réforme de la Sécu, l'idée divise pourtant le clan Fillon. «On ne peut pas nommer à Bercy quelqu'un qui doit supprimer l'ISF alors que lui-même y est assujetti, affirme une intime de Fillon. Mais il trouvera sa place dans l'entourage.» En janvier, le candidat qui s'était engagé à rendre public le nom de ses principaux ministres quatre mois avant la présidentielle s'affranchit de sa promesse.

Mais accepter un strapontin n'est pas dans le tempérament de Castries, colonel de réserve des parachutistes et pourfendeur du «principe de précaution». «En soi, être ministre ne l'intéresse pas, prévient un conseiller de l'ex-PDG. Il se fout de l'or des palais. Il n'ira pas pour ne rien faire. Ce qu'il veut, c'est servir la France, être utile.» Sans doute ne refuserait-il pas la Défense, ministère qu'avait occupé son grand-père, qui ne dépareillerait pas dans un arbre généalogique peuplé de maréchaux de France, de généraux et d'académicien. Mais, pense-t-il, c'est bien aux Finances, sa sphère de compétence, qu'il y a le feu. Le 4 janvier, au Consumer Electronics Show de Las Vegas, Fillon a semblé ne pas avoir renoncé : «S'il n'y avait eu que des gouvernements de gauche en France, France Télécom serait toujours une entreprise de fonctionnaires», fait alors valoir le candidat. Ce rappel de ses états de service comme ministre aux Télécommunications est un hommage subliminal à son ami. C'est qu'en 1995, sa volonté d'ouvrir le capital de la société et d'en casser le monopole public avait présidé à leur rencontre. Administrateur de l'entreprise, Castries est de «bons conseils» : avant de rejoindre Axa, l'inspecteur des finances avait été à Bercy la cheville ouvrière de la vague de privatisation du gouvernement Chirac.

En affaires à la ville, les deux hommes se découvrent voisins aux champs : le château de Gâtine que possède Castries en Anjou se situe à moins de 30 kilomètres du manoir de Beaucé qu'entretient Fillon dans son fief de Sablé-sur-Sarthe. Entre l'ancien président de la commission de la défense de l'Assemblée nationale et l'assureur élevé dans l'attachement à la patrie par un père militaire avant d'être banquier et un grand-père combattant de la France libre, la courtoisie des débuts se mue au cours du quinquennat Sarkozy en amitié sincère. Catholiques revendiqués, ils partagent plus que la foi : un penchant prononcé pour les décharges d'adrénaline - via la chasse au gros gibier pour Castries, les courses automobiles pour Fillon -, un conservatisme sociétal, une défiance vis-à-vis de l'Etat-providence et un diagnostic sombre de l'avenir de France. L'Europe les sépare : Castries, capitaliste «global» familier des rapports de force planétaire, est pour plus d'intégration ; Fillon, qui partage l'euroscepticisme de son ancien mentor Philippe Seguin, est contre. La crise des dettes souveraines et les menaces d'implosion de l'UE réconcilient leurs positions : dans cet environnement mouvant et dangereux, le pragmatisme doit l'emporter.

«Fidélité»

Août 2011, près de Sienne, en Italie. Henri de Castries et son épouse rejoignent pour un long week-end leurs amis Fillon dans la villa toscane où le Premier ministre passe ses congés. Naturellement, «comme à chaque fois, comme toujours», admet Castries, la situation politique s'invite dans la conversation. Comme Fillon, reconduit dix mois plus tôt à Matignon par un hyperprésident plombé dans les sondages, le grand patron porte un regard acerbe sur la fin du quinquennat. En 2007, il avait cru en l'élan réformateur de Sarkozy, sa capacité de redresser les finances d'un Etat qu'il considère comme Fillon «en faillite», au point de faire une apparition lors de la fameuse soirée du Fouquet's. Depuis, le PDG d'Axa a déchanté : avec la crise, les finances publiques ont dérapé comme jamais, la compétitivité française est en berne et les 35 heures sont toujours là. Dans la touffeur de cet été pré-présidentiel, Fillon confie : l'alternance est inévitable. Il entend préparer la suite, partir à la conquête de l'UMP, s'imposer comme le candidat de la droite en 2017. Castries l'encourage, prêt à épauler dans l'ombre celui dont il apprécie la «droiture» et la «détermination».

Début novembre, hors agenda officiel, le Premier ministre reçoit à dîner à Matignon le PDG d'Axa et une trentaine de membres du groupe Bilderberg, banquiers d'affaires américains, patrons de multinationales et responsables politiques transatlantiques. Quand, quelques mois plus tard, Castries prend la présidence de ce cercle autoproclamé des «maîtres du monde», Fillon est l'invité vedette de sa très fermée réunion annuelle. Le début d'un compagnonnage aussi actif que discret. Dès 2013, le château de Gâtine accueille régulièrement la garde rapprochée de Fillon, dont l'avocat Antoine Gosset-Grainville, son ancien dircab adjoint à Matignon et possible secrétaire général de l'Elysée. «Castries a été d'une fidélité incroyable quand Fillon était au plus bas dans les sondages, indique un proche de l'ex-PDG. En septembre, il a ouvert tout son carnet d'adresses pour organiser à New York une nouvelle levée de fonds. Il n'a pas dévié. Il y a de l'intimité entre eux.» A la veille du premier tour de la primaire, Castries est sorti de l'ombre, s'affichant pour la première fois dans un meeting de Fillon. Une semaine plus tard, son champion qualifié à la surprise générale, il est monté sur la scène de son dernier meeting. En soutien convaincu plus qu'en politique assumé. Le pas est désormais franchi. La «troisième vie» de Castries commence.