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Comment ça va le commerce ?

Aux Lilas, des jumeaux pionniers du halal bio

Comment ça va le commerce ?dossier
Pour leur boucherie, Karim et Slim Loumi ont dû créer leur propre filière, allant jusqu’à démarcher eux-mêmes les agriculteurs à travers la France.
Slim (à gauche) et Karim Loumi, dans leur boucherie des Lilas, en décembre. (Photo Remy Artiges pour Liberation)
publié le 24 janvier 2017 à 11h47

Libération ausculte les réalités de la vie commerçante à travers des portraits dans toute la France. Aujourd’hui, des frères jumeaux bouchers, aux Lilas, en région parisienne.

Il y a le visionnaire, et il y a l’artisan. Karim est l’homme qui a imaginé la première boucherie bio halal de France, qui en voit les développements futurs. Slim en est l’homme de l’art, le boucher en chef. Les frères Loumi ont 26 ans tous les deux et sont de vrais jumeaux. Originaires de Romainville (Seine-Saint-Denis), voilà déjà six ans qu’ils ont ouvert leur commerce dans la rue principale des Lilas, cette petite commune aux portes de Paris. Fin novembre, leur boucherie halal, qui proposait déjà des produits «issus de l'agriculture biologique», a décroché le label «AB» délivré par l'organisme de certification Ecocert.

Le «vrai» halal

En 2010, les jumeaux ont 20 ans. Slim a son CAP boucherie en poche, Karim a abandonné son BTS de commerce. Qu'importe, ils partagent l'envie d'entrer dans le vif du sujet. Les deux cassent leur tirelire pour reprendre une petite boucherie halal des Lilas. Au départ, «on a fait du bas de gamme», se souviennent-ils. «On voulait aller vers le qualitatif, mais on galérait.» La condition de vie des animaux, les moyens d'abattage, la qualité de la viande, s'ils préoccupent les consommateurs de halal, ne sont alors pas du tout mis en avant dans la filière. Pour les frangins, c'est pourtant essentiel. Ils sont des gastronomes passionnés par la bonne bidoche, mais aussi des croyants. «Pour moi, le vrai halal, c'est quand la viande est saine, bonne pour la santé, pose Karim. Rien à voir avec les poulets industriels !»

Peu à peu, les bouchers tentent de monter en gamme. D'abord, en faisant l'essai de vendre du bœuf bio proposé par un de leurs fournisseurs puis, au vu du succès, en créant carrément le marché. «Rien n'existait. Alors j'ai commencé à démarcher moi-même les abattoirs, raconte Karim. D'un côté, ils faisaient du halal, de l'autre ils faisaient du bio, je leur ai demandé de réunir les deux ! J'ai eu beaucoup de refus, mais j'ai insisté.» L'homme a bien conscience qu'il plaide pour une niche, mais «les musulmans ont le droit de manger sain, non ?» Ils finissent par convaincre les professionnels, et leur étal bio comporte à partir de 2013 régulièrement de la viande bovine. Mais cela ne suffit pas aux frères Loumi. Alors que la boucherie «Les jumeaux» commence à réunir des clients de plus en plus nombreux, venus de plus en plus loin pour dénicher cette rareté qu'est un steak bio et halal, Karim rêve de traiter directement avec les éleveurs.

Le bio, «c'est pas de la mauvaise viande», tranchent les jeunes bouchers. «Mais ce n'est pas non plus à chaque fois la meilleure.» Pour la dénicher, les deux font le tour de France des agriculteurs. Ils leur proposent un cahier des charges qui garantit la bonne vie des animaux et la qualité de la viande, en échange de quoi ils s'engagent à acheter tout le cheptel. Puis ils choisissent les sacrificateurs halal à qui ils confient leur viande. Les jumeaux exigent que leurs bêtes ne soient pas tuées à la chaîne avec les autres, et donc sacrifiées le plus rapidement possible pour leur éviter stress et souffrance. Ils vont même jusqu'à venir visiter les abattoirs pour s'en assurer. Bref, du pré à leur étal des Lilas, les jeunes hommes créent leur propre filière ex nihilo.

Mais du halal bio, est-ce réellement possible ? Pour qu'une viande soit labellisée par les organismes de certification, la règle stipule que «toute souffrance, y compris la mutilation, est réduite au minimum pendant toute la durée de vie de l'animal, y compris lors de l'abattage». Une définition suffisamment floue pour que les animaux abattus sans étourdissement, comme pratiqué habituellement dans la filière halal, puissent être bio. Ecocert précise ainsi : «Il convient de se reporter à la réglementation générale sur ce sujet, laquelle indique que "toutes les précautions doivent être prises en vue d'épargner aux animaux toutes excitation, douleur ou souffrance évitables pendant les opérations (...) d'abattage ou de mise à mort", et autorise l'abattage sans étourdissement dans le cadre de l'abattage rituel».

Bêtes de concours

Après le bœuf, les frères Loumi se mettent rapidement au veau, aux volailles, à l'agneau de pré-salé, au poulet de Bresse… A chaque fois, ils visent le haut du panier, les bêtes de concours. Forcément, leur viande est plus onéreuse qu'ailleurs. «J'assume. Je suis cher, annonce Karim. Mais quand vous allez chez Ferrari, vous n'êtes pas choqué des prix. Vous savez que vous visez le haut de gamme.»

De leurs allers-retours dans les pâturages de la France profonde, les deux frères ont fait un outil de communication. Ils prennent des dizaines de photos des vaches, discutent avec les éleveurs en vidéo sans feindre leur réelle passion des bons produits, en Jean-Pierre Coffe du halal. Puis ils postent le tout sur leur page Facebook pour donner l'eau à la bouche à leurs clients.

Si tout cela est possible, c’est bien entendu parce que ça marche. Depuis leurs débuts, le chiffre d’affaires a été multiplié par dix. Les jumeaux restent quasiment les seuls sur leur créneau et comptent une moyenne de 1 500 clients par semaine, certains venant de très loin pour remplir leur congélateur. Les Loumi étaient seuls à faire tourner la boutique pendant les trois premières années, ils ont désormais 10 employés. Cette année, ils se lanceront dans la vente en ligne.

Les élections, une «petite crainte»

2017, c'est aussi l'échéance électorale. Les jumeaux avouent avoir une «petite crainte» à propos de l'ambiance générale de la France, «par rapport aux musulmans». Le halal n'a pas très bonne presse chez une partie des politiques qui le brandissent comme un symbole du communautarisme. Marine Le Pen avait notamment voulu effrayer la France en 2012, affirmant que toute la viande distribuée en Ile-de-France était halal. «On espère qu'ils ne vont pas toucher le secteur, qu'on ne sera pas privé de l'abattage rituel», s'inquiètent les deux frères.

Sur le reste, les bouchers lilasiens déroulent l'antienne classique des petits entrepreneurs français : «La seule chose que je demande à l'Etat, c'est de baisser les charges», avance ainsi Karim. Travailler le dimanche et les jours fériés, «ça fait partie du boulot du boucher. Ce n'est pas normal que je paie mes gars 30% en plus ces jours-là !» insiste-t-il par ailleurs. «Quant aux 35 heures, on ne peut pas non plus, il faudrait que ce soit du cas par cas pour chaque entreprise», propose le jeune homme pour qui le système anglais, «plus souple», est un modèle. Reste qu'il ne sait pas encore s'il ira voter. S'il y va, ce sera peut-être pour les écolos, parce qu'on est «en train de massacrer la Terre. Mais ça dépend, on verra si leur programme est bon».

La semaine prochaine, rencontre avec un pharmacien à Marseille