C'est une vieille antienne du Front national : il faut rétablir les frontières nationales de la France. Sans Schengen, fini les jihadistes qui traversent les frontières, et les trafics d'armes ou de drogue : c'est bien connu, pour le parti d'extrême droite, les frontières d'avant 1995 étaient tellement imperméables que rien ne passait. Ce matin sur BFM, Florian Philippot y va de son petit couplet «c'était mieux avant», sous-entendu quand il y avait des douaniers. «Alors que tous les autres candidats défendent Schengen, […] Marine Le Pen, elle, elle dit "on doit retrouver les frontières nationales" et nous embaucherons sur le mandat 6 000 douaniers, parce que nous avons malheureusement détruit nos infrastructures douanières.»
.@f_philippot: "Tous les candidats soutiennent Schengen, @MLP_officiel veut que la France retrouve ses frontières nationales" #BourdinDirect
— Rassemblement National (@RNational_off) February 6, 2017
Mais, en fait, comment étaient les frontières avant la mise en place de la libre circulation des personnes par le biais de l'espace Schengen ? Et donc, avant ce qu'on appelle «la suppression des frontières» ? Les douaniers garantissaient-ils vraiment l'existence de frontières totalement hermétiques ?
Signature en 1985, mise en œuvre en 1995
Schengen, c'est cet espace de 26 pays européens qui permet la libre circulation des personnes. L'accord a été signé dès 1985, après notamment des pressions de camionneurs excédés par les contrôles douaniers systématiques. Mais il a fallu dix ans pour qu'il soit finalement mis en œuvre. Cinq pays sur les dix que compte à l'époque la CEE (la France, la Belgique, le Luxembourg, les Pays-Bas et l'Allemagne de l'Ouest) se mettent d'accord pour abolir progressivement les contrôles aux frontières entre les pays signataires. Face à l'opposition des autres pays de l'Union européenne, les accords sont signés en parallèle de l'Union européenne. En 1990, avec la chute du bloc soviétique, la convention de Schengen est signée pour compléter les accords. Les contrôles automatiques aux frontières sont complètement supprimés, une politique commune de visa est mise en œuvre afin de permettre la libre-circulation des personnes, et surtout la coopération policière est renforcée. Mais sa mise en œuvre est sans cesse repoussée. En 1993, Alain Lamassoure, ministre délégué aux Affaires européennes, annonce que la France n'appliquera pas cette année là l'accord de Schengen, notamment en raison d'une lutte insuffisante contre le trafic de drogue aux Pays-Bas et du contrôle insuffisant de leurs frontières par la Grèce et l'Italie. La convention entre enfin en œuvre en 1995.
Tous les points de passage ne sont pas contrôlés
Cela ne signifie pas pour autant que toutes les frontières étaient systématiquement contrôlées avant Schengen. Les poste-frontières sont en général situés sur de grands axes, bien éclairés. Et non sur les petites routes qui peuvent relier un pays à un autre, deux villages situés de chaque côté de la frontière. Comme l'expliquait Nord Eclair dans un article publié après la remise en place des contrôles aux frontières suite aux attentats du 13 Novembre, «Frontière rimait avec gruyère, même avant Schengen». Et le journal de citer une habitante de la frontière, qui se souvient : «Entre Wattrelos et la Belgique, près de la frontière, il suffisait de passer par les jardins des habitants pour échapper aux contrôles.» Un autre raconte que l'on passait à travers champs et, surtout : tous les points de contrôle n'étaient pas forcément contrôlés systématiquement selon les souvenirs des habitants interrogés par le quotidien local. Les douaniers «fixes», habitués aux riverains, pouvaient donc les laisser passer.
La police aux frontières (PAF), les douanes et les gendarmes contrôlaient et contrôlent encore les frontières françaises. Le ministère de l'Intérieur dénombre aujourd'hui 115points de passage autorisés terrestres (sans compter les passages ferroviaires) entre la France et ses voisins de l'espace Schengen tenus par la PAF. «Jusqu'à Schengen, ces points étaient systématiquement contrôlés. Depuis, les contrôles sont effectués de façon aléatoire et coordonéee», explique la PAF. «Ce qui change, c'est uniquement la systématisation des contrôles.» Et avec elle, la disparition physique des guérites de douaniers aux poste-frontières.
Au total, il existe 285 points de passage autorisés en France. C'est-à dire des zones où des patrouilles mobiles des douanes ou de la PAF peuvent effectuer des contrôles aléatoires ou ciblés. Or, le nombre de routes reliant la France à la Belgique, le Luxembourg, l'Espagne ou encore l'Italie est largement supérieur à 200. Après les attentats du 13 Novembre, les frontières extérieures de la France ont été rétablies. La situation qui en a découlé permet de se rendre compte de ce que pouvaient être les frontières il y a vingt ans. Ainsi, «entre les routes nationales, départementales, les chemins vicinaux qui serpentent le long de la frontière, rien qu'entre la Belgique et la France, on compte 1 500 points de passages. 400 si l'on exclut les chemins forestiers et agricoles, selon le ministère de l'Intérieur», rappelait France Inter en novembre 2016. Selon la PAF, il existe aujourd'hui entre la France et la Belgique 16 points de passages terrestres autorisés, où des contrôles peuvent être effectués. Contrôler systématiquement l'ensemble des routes serait mission impossible (même en augmentant le nombre de douaniers), et n'a de toute façon jamais été fait. Au lendemain des attentats, la surveillance systématique de ces points a suffi pour provoquer des embouteillages monstres. Et n'a, par ailleurs, pas empêché Salah Abdelslam d'être contrôlé et de retourner en Belgique, puisqu'il n'avait pas encore été identifié comme l'un des auteurs de l'attaque.
Un débat qui existait déjà avant Schengen
Le débat sur les frontières s'est renforcé avec les attaques terroristes. Et cela n'a rien de nouveau. En témoigne cette émission de France 3 Régions en 1986, diffusée quelques jours après l'attentat de la rue de Rennes. Le journaliste Philippe Alfonsi interpelle le directeur de la police aux frontières de l'époque. L'enquête des journalistes a en effet révélé que «les frontières françaises étaient laissées sans aucune surveillance. Ainsi, depuis des mois, depuis des années peut-être, des camions pilotés le plus souvent par des agents des services spéciaux d'un pays de l'est entrent et sortent de France sans jamais être contrôlés ni par un douanier, ni par un militaire, ni par un policier». Il enfonce le clou : «N'importe qui, n'importe quoi peut entrer et sortir de France à bord de ces camions bulgares : des bombes, des commandos terroristes, des agents secrets étrangers». Et le journaliste de dénoncer la situation au port de Marseille, «une véritable passoire» et d'insister sur le souhait des «Français [qui] ont envie d'être véritablement protégés». Schengen n'était pas encore mis en œuvre.
Renforcement de la coopération policière
La coopération policière, par le biais de «mesures compensatoires», est pourtant devenue un élément clé de Schengen. Alors qu'en 1985, sept articles sur 33 concernaient l'immigration ou la coopération entre les polices (les autres étant vraiment centrés sur l'abolition des frontières), en 1990 cent articles sur 142 concernent les «contrôles aux frontières», le «déficit sécuritaire», ou encore la «collaboration policière et judiciaire», note Fabien Jobard dans la revue Vacarme. «Schengen, au début, c'était la défaite des douanes ; Schengen, à la fin, c'est la victoire des polices.»
«Ni Europe frontière, ni Europe forteresse», rappellent d'ailleurs Didier Bigo et Elspeth Guild dans la revue Conflit, il fallait notamment prendre «les mesures nécessaires pour combattre notamment le terrorisme […], la criminalité organisée ou simplement "sérieuse" et l'immigration illégale». Parmi ces mesures compensatoires, la création d'un fichier informatique européen est prévue : le système d'information Schengen (SIS). Ce reportage de l'INA diffusé quelques jours avant l'entrée en vigueur de la Convention présente d'ailleurs la coopération policière comme l'une des principales mesures. «Contrôler l'immigration clandestine, les individus fichés par les polices, les trafics en tout genre (armes, drogue, etc. ), c'est le but de la convention de Schengen», explique le journaliste. En supprimant les contrôles aux frontières, Schengen cherchait donc aussi à renforcer la coopération policière européenne.
Les frontières n'ont donc pas disparu avec Schengen, contrairement à ce que voudrait faire croire le FN. «Elles se sont déplacées», explique la géographe Anne-Laure Amilhat Szary. «Aujourd'hui, les contrôles se font ailleurs que sur les lignes de frontières», mais ils se font quand même. Au lieu d'être fixes, ils sont aléatoires. Les douanes ne disparaissent pas, mais sont désormais «volantes». Avant Schengen, il y avait des poste-frontières visibles, des douaniers connus par tous et des points de passage qui pouvaient toujours être évités par ceux qui le voulaient. Sur ce dernier point, ça n'a pas beaucoup changé.