«Si je te revois, je te coule dans le béton.» Ce devait être un banal contrôle. Ce 4 janvier, un agent de l'inspection du travail se rend sur un chantier, dans la Drôme. Il est pris à partie par un travailleur. Aux menaces de mort, qu'il rapportera le lendemain en portant plainte, succèdent des injures à caractère raciste : «Ce n'est pas aux Nègres de contrôler les Blancs.» Le lendemain, deux agents se rendent dans une autre entreprise du département et y reçoivent un accueil tout aussi glaçant. Cette fois, pas de menaces, mais des «propos violents sur la fonction publique, qui ne "sert à rien"», raconte un inspecteur de la région. Pour ce syndicaliste CGT, nul doute que ces deux événements s'expliquent, en partie, par le «contexte régional». Dans sa ligne de mire : l'affaire Tefal (lire Libération du 16 octobre 2015 ), dans laquelle une inspectrice de Haute-Savoie s'est vue condamnée, fin 2016, à une amende de 3 500 euros avec sursis pour «violation du secret professionnel et recel de documents confidentiels». Et ce malgré le soutien de ses confrères. De quoi décrédibiliser la profession, selon le fonctionnaire : «Cela participe à un climat de remise en cause de nos missions.»Treize ans après, le double meurtre de Saussignac, en Dordogne, reste dans toutes les mémoires. Le 2 septembre 2004, deux agents se rendent sur une exploitation agricole pour un contrôle. A peine arrivés, ils sont abattus par l'employeur armé d'un fusil. Ce dernier sera condamné à 30 ans de réclusion criminelle.
«Accusations grotesques»
Depuis, les agressions n'ont pas cessé, bien au contraire. Exemple en janvier 2016 : lors d'un contrôle dans l'Aveyron, un agent se retrouve «séquestré par un employeur qui le menace en faisant référence à Saussignac», raconte un de ses collègues. Le procès de ce patron doit se tenir ce mardi. Un an plus tôt, une autre affaire, dans les Côtes-d'Armor, avait remué l'inspection du travail. Celle de deux agents «victimes d'un sabotage de leur véhicule, lors d'une visite, relate un autre . Trois boulons d'une roue de leur voiture ont été enlevés, alors que le quatrième était dévissé à moitié. Mais l'enquête, trop tardive, a été classée sans suite.» Sans oublier toutes les fois où les agents «sont reçus à coup de "vous êtes encore là pour nous emmerder"», ajoute Brigitte Pineau, de l'Unsa. «Quand on commence dans le métier, on s'aperçoit vite que les rapports peuvent être tendus sur le terrain. Mais depuis quelque temps, certains comportements sont plus marqués», pointe l'inspecteur cégétiste de la Drôme. Il se souvient du jour où un employeur a sorti une arme d'un tiroir lors d'une visite, sans pour autant le viser : «Mais c'était une stratégie d'intimidation.» Même discours de Laurent Lefrançois, de FO : «Attitude non coopérative, insultes, menaces… Les incidents de contrôle, ce n'est pas neuf. Mais là, on a le sentiment qu'ils se développent.»
D'autres attaques sont plus insidieuses. Dans l'Isère, c'est une inspectrice qui subit une campagne de dénigrement sur Facebook de la part d'un patron. Dans l'Indre, c'est une association d'employeurs qui multiplie les courriers contre deux agents adressés à leur hiérarchie pour dénoncer leur «excès de zèle». Dans l'Aveyron, une manifestation contre l'inspection a même été organisée par l'entreprise mise en cause dans l'affaire de séquestration. Une logique d'intimidation qui peut aller jusqu'au procès. C'est ainsi qu'une inspectrice est convoquée au tribunal correctionnel de Versailles, ce mardi toujours, avec deux de ses supérieurs. Son supposé délit ? Avoir rappelé le droit à un employeur qui refusait de réintégrer un salarié protégé licencié. Ce qui constituerait, selon le patron qui l'attaque, une «tentative de chantage». Si ces accusations, «grotesques» pour la CGT, ont peu de chances d'aboutir, elles constituent toutefois «une pression inadmissible».
Pour tenter d'expliquer cette «parole de plus en plus libre» et cette «remise en cause de la légitimité des agents», les représentants syndicaux pointent la crise économique ou encore la rareté des poursuites pénales engagées après les procès-verbaux dressés par les agents, «ce qui égratigne l'image de sérieux de l'inspection». Mais aussi «les discours en faveur des entreprises». «Regardez combien le droit du travail est délégitimé, présenté comme un poids, comme on a pu le voir avec la loi travail ou dans les débats politiques actuels. Comment voulez-vous, alors, que notre mission, qui est de faire respecter le code du travail, soit admise ?» interroge Loïc Abrassart, du syndicat SUD travail. «Quant aux salariés, le problème, c'est qu'ils connaissent mal notre rôle. Les gens ne voient que la partie lutte contre le travail au noir, mais nous intervenons aussi sur les questions de durée de travail ou encore d'hygiène et de sécurité», pointe un autre.
Pour casser ce cercle vicieux, les syndicats demandent au ministère du Travail de condamner plus fermement et publiquement ces attaques. Mais aussi à la justice. «Quand Manuel Valls se prend une claque, il y a comparution immédiate. Mais quand un agent est menacé d'être plongé dans le ciment, il n'y a pas la même reconnaissance. Voilà ce que se disent les agents aujourd'hui», résume Brigitte Pineau, de l'Unsa, qui s'agace aussi du manque de couverture médiatique de ces affaires. Après l'agression dans la Drôme, la ministre du Travail, Myriam El Khomri, s'est toutefois fendue d'un communiqué pointant un «comportement totalement inadmissible», avant de se porter partie civile dans l'affaire. Mais sans que cela ne suffise à calmer la colère des syndicats. «Il faut que le ministère réaffirme nos prérogatives», pointe-t-on chez SUD.
Du côté de la Direction générale du travail (DGT), on veut plutôt insister sur le triple accompagnement mis en place pour aider les agents victimes d'agression : une protection fonctionnelle (assistance juridique), ainsi qu'un appui psychologique et administratif. «Que l'agent soit mis en cause ou victime, pour chaque incident il y a systématiquement une réponse à tous les niveaux. Par ailleurs, les amendes pour délit d'obstacle [lorsqu'un employeur refuse de laisser entrer un agent dans son entreprise ou de lui transmettre des documents, par exemple, ndlr] ont été décuplées», pointe Laurent Vilbœuf, directeur adjoint de la DGT. Tout en précisant que la tendance serait plutôt à la baisse des demandes de protection fonctionnelle. En 2016, 24 dossiers ont été déposés, contre 62 en 2014 et 92 en 2013. Et d'ajouter : «Ramené au nombre de contrôles, c'est infime.» Reste que, nuancent les syndicats, toutes les agressions ne font pas l'objet d'une demande.
«Utilité sociale»
La DGT envisage toutefois «un plan de communication plus offensif». Le but : «présenter une vision plus positive» des missions des agents. Mais là n'est pas la seule nouveauté. Pour «renforcer la confiance dans le système de l'inspection du travail et mieux protéger les agents», explique Vilbœuf, un code de déontologie, prévu par la loi travail, est aussi dans les tuyaux. Ce qui n'est pas du goût de plusieurs syndicats. «Voilà la réponse de notre administration ! s'agace un syndicaliste CGT. Pour nous, c'est surtout une boîte à outils pour nous museler.»
Présentée fin 2016, une première version de ce texte, qui mettait leur indépendance en danger selon les agents, a été combattue par les syndicats à coups de pétition. Dans un communiqué commun (CGT, SUD, FSU et FO) du 5 janvier, ces derniers se réjouissent d'avoir contraint le ministère à revoir sa copie. Mais la dernière version, présentée début janvier, qui fait toujours «figurer dans le code du travail des obligations et des interdictions qui relèvent plus d'un règlement intérieur», ne les convainc toujours pas.
Cinq syndicats (la CGT, FO, FSU, SUD d'un côté, et l'Unsa de l'autre, pour des raisons plus de forme que de fond) ont voté contre le texte, désormais entre les mains du Conseil d'Etat pour avis. Quant à la CFDT, bien que favorable à la rédaction de principes déontologiques, elle s'est abstenue, pointant «la précipitation» dans laquelle la rédaction a eu lieu. «On ne dit pas qu'il ne faut pas de principes déontologiques, d'ailleurs on en a déjà. Mais on pointe les risques, précise le représentant SUD. Ce code va permettre aux employeurs d'être encore plus à la recherche de la petite bête. Et va restreindre drastiquement la liberté d'expression, notamment syndicale.»
Les syndicats sont d'autant plus inquiets qu'ils estiment avoir perdu beaucoup de marges de manœuvre ces dernières années. La faute, selon eux, à la réforme de l'organisation de l'inspection, lancée dès 2012. Et notamment à la création, depuis 2015, d'un nouvel échelon hiérarchique couplée à la mise en place d'objectifs nationaux sur des actions dites «prioritaires». «On est passé d'un système proche des usagers, où les agents avaient de la latitude, à un système où l'administration fixe des priorités aux agents», s'agace FO.
Une analyse erronée, assure la DGT : «On n'empêche personne d'agir. On peut dire à un agent où il doit aller, mais on ne peut pas lui dire où il ne peut pas aller.» Sauf que les journées ne sont pas extensibles, répond-on chez SUD. Et une fois les demandes prioritaires de la hiérarchie traitées, notamment sur le travail illégal, il reste peu de temps pour d'autres missions chronophages, comme les contrôles sur la durée du travail. «Car traîner sur les chantiers, cela prend du temps», abonde le représentant de FO.
Résultat : dans les services, «l'état d'esprit n'est pas très bon», pointe un agent. «Même si les gens aiment leur boulot, son utilité sociale, il y a pas mal de départs vers d'autres professions», note un autre. Quant à la relève, elle ne se bouscule pas au portillon : selon un rapport de l'Inspection générale des affaires sociales publié en décembre, entre 2001 et 2016, le nombre de candidats au concours d'inspecteur du travail a baissé de plus de 60 %. «Une tendance propre à la fonction publique, et qui s'explique aussi par la réorganisation des services et du concours d'entrée», tempère la DGT. Ou la preuve que, «cantonnée à de la procédure, éloignée des salariés et des problèmes quotidiens, de plus en plus déshumanisée», selon SUD, l'inspection du travail est en souffrance.