Libération ausculte les réalités de la vie commerçante à travers des portraits dans toute la France. Aujourd'hui, le couple Mohammed et Fanny El Hannouty, qui a une main dans le kebab et l'autre dans les cigarettes électroniques dans le centre d'Amiens.
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A Amiens, dans un froid glacial de début janvier, juste en face de la gare, on aperçoit le petit magasin de cigarettes électroniques Ze Klopeur, où on avait rendez-vous avec son gérant, Mohammed El Hannouty. Ce n'est pas lui mais une femme, la trentaine, qui nous accueille. «Mon mari est au kebab, la porte à côté, il vous y attend.»
On franchit donc le seuil de Happy Times. Installés sur une banquette, un café à la main, pas facile d'engager la conversation avec lui, sans cesse interrompu par les allées et venues des clients, là pour manger un kebab sur le pouce. Comment s'est-il retrouvé à commercialiser des cigarettes électroniques tout en étant kebabiste ? Le restaurateur rit : «Ça s'est fait un peu comme ça.»
«Ma carrière a basculé le 11 septembre 2001»
El Hannouty a poursuivi un cycle classique : bac ES et BTS en comptabilité-gestion puis licence en économie. «Je trouvais très facilement du taf en CDD en tant que comptable client et aide-comptable dans la région [en Picardie, ndlr]. Mais il y a eu un moment où ma carrière a basculé, le 11 septembre 2001.» Après les attentats, il aurait été contraint de «s'adapter», en enchaînant des petits boulots dans la livraison pour les transporteurs. Un rapport de cause à effet ? Il fait mine de ne pas comprendre : «On en fait l'analyse qu'on veut, le fait est que ce que je trouvais facilement à l'époque je ne l'ai plus retrouvé depuis.»
Au bout de trois ans, le jeune homme décide de se lancer à son compte. Il ouvre un snack avec son frère à Amiens Sud. Puis une entreprise dans le BTP, avec son père comme associé. Avant d’ouvrir son propre kebab, Happy Times, il y a neuf ans.
Formation sur YouTube
Une passion pour le commerce ? Pas vraiment. Plus une question d'opportunités qu'il s'est empressé de saisir. Au flair. De la même façon, l'idée d'annexer la cigarette électronique à son kebab n'est pas de lui. En 2014, il a eu l'occasion d'acheter le fonds de commerce d'un local adjacent, à un bon prix. «Même si notre activité principale, le kebab, marchait bien vu sa situation centrale à quelques mètres de la gare, on n'avait pas assez de rentrées d'argent à cause des charges. L'idée de départ, c'était de faire de ce second local un point chaud. On avait même acheté le matériel mais on s'est rendu compte que ça nous poserait des problèmes de gestion : il aurait fallu recruter d'autres salariés», explique Mohammed El Hannouty.
Durant cette période, sa petite sœur qui faisait un stage dans une boutique de cigarettes électroniques lui parle du produit alors en vogue, qu'il ne connaissait pas. Il sent tout de suite le bon filon et investit dans «le matos». Aujourd'hui, c'est sa femme, Fanny El Hannouty, qui gère tout ce qui est logistique (le magasin, les fournisseurs) et conseille les clients. Avant de travailler pour son mari, elle était secrétaire médicale. Avec pour seul bagage son bac médico-social, elle n'a jamais bénéficié d'expérience ou de formation en vente. Et encore moins en cigarettes électroniques. C'est en regardant des tutos vidéo sur YouTube, le soir chez elle après avoir couché les enfants, qu'elle s'est formée.
Clients très fidèles
Le couple de commerçants (même si lui seul en a le statut, elle, a celui de «conjointe collaboratrice») réalise un sacré pari. A contre-courant, leur business – qui jusqu'ici payait à peine les factures –décolle. «Je pense qu'on peut expliquer ce paradoxe de différentes manières : d'abord, deux ou trois boutiques franchisées sont en cours de fermeture sur six-sept au total à Amiens, du coup leurs anciens clients recherchent un autre fournisseur. J'ai aussi eu l'idée d'y faire un point relais, ce qui génère du passage et du bouche-à-oreille, bref de la publicité gratuite. En plus, notre ancien voisin nous a filé un coup de pouce en redirigeant ses clients vers nous avant de fermer sa propre boutique», détaille Mohammed El Hannouty.
Aujourd'hui, c'est au tour de sa femme et lui de se renvoyer leurs clients respectifs. «Certains passent chercher un kebab et repartent avec un kebab, une cigarette électronique ou une recharge et vice-versa», confie-t-il, affable. Fanny El Hannouty, qu'on a retrouvée de l'autre côté du mur, parle d'une augmentation, à vue de nez, de 30% depuis un peu moins d'un an. Mais pour elle, le succès du magasin tient plus à la multiplication des modèles et au meilleur rapport qualité/prix des cigarettes électroniques sur le marché : «Avant, il n'y avait pas autant de marques. Maintenant, on a plus de liquides, même sans nicotine, plus de goûts et même des modèles qui envoient de la fumée à fond comme la chicha. Ça reste aussi moins cher que la simple cigarette : un flacon coûte cinq euros, les gros fumeurs en ont pour deux jours.» Ce succès tiendrait aussi à la tendance qui s'est inversée, «les clients affluent moins mais ceux qui consomment sont très fidèles, dit-elle. Ils reviennent régulièrement pour changer leur liquide, leur résistance ou leur accu [batterie, ndlr].»
Cela dit, celle qui se définit comme «autodidacte» admet que Ze Klopeur, par rapport à certains de ces concurrents, notamment les franchisés, fonctionne moins bien : «Entre un McDo et des burgers faits par un indépendant, les gens vont plutôt se diriger vers ce qu'ils connaissent : McDo», lance-t-elle.
80 heures par semaine
Leur journée-type du lundi au samedi ? Ménage dans les deux boutiques de 9h30 à 10h30, puis de 12 heures à 14 heures Fanny profite de sa pause pour aider Mohammed en plein rush. Elle termine à 18h30, récupère les enfants. Lui ferme à 22 heures. Il enchaîne : «Heureusement qu'on vit juste au-dessus, on ne s'en sortirait pas sinon avec trois enfants en bas âge. Ça me fait quatre-vingt heures de travail par semaine en moyenne.»
Mais Mohammed El Hannouty ne se plaint pas tant de son rythme de vie que de l'accumulation des taxes. Mais quand on lui parle du régime social des indépendants (RSI), il crie au scandale : «La moitié de notre bénéfice y passe, qu'on gagne 1 ou 100 000 euro(s).» Et d'ajouter : «On ne touche[ra] quasi pas de retraite, seulement 600 euros. On cotise pour le chômage des autres et nous, on n'y a pas droit. Je ne peux même pas me permettre d'arrêter mon activité pour me reconvertir professionnellement, impossible de partir à la chasse et ramener du gibier en même temps.»
«A part NKM, aucun politique ne parle des commerçants»
Et la présidentielle. Malgré sa sensibilité de gauche, il ne votera pas. Macron ? «C'est un opportuniste qui fait le beau.» De toute façon, Mohammed El Hannouty n'a pas suivi les débats de la primaire : «Je suis cartésien, la gauche ne passera pas, je m'intéresse au programme de la droite. D'ailleurs, je regrette que personne, à part NKM [Nathalie Kosciusko-Morizet], ne parle des commerçants. Elle a été la seule à dire qu'il faut revoir le RSI. En général, les politiques pensent macro et pas micro. Moi, les grandes entreprises, ça ne m'intéresse pas : elles seules bénéficient de réductions d'impôts», lâche-t-il avec une pointe de jalousie.