Depuis une semaine, l'inquiétude de la communauté scientifique américaine s'est invitée dans la campagne présidentielle française. Du moins dans celle de l'ex-ministre de l'Economie, de l'Industrie et du Numérique, via une opération séduction dévoilée en deux temps. Samedi dernier, à Lyon, Emmanuel Macron lançait ainsi «un appel solennel à tous les chercheurs, à tous les universitaires, à toutes les entreprises qui, aux Etats-Unis, se battent contre l'obscurantisme, et à toutes celles et ceux qui, ces derniers jours, se sont exprimés en ayant peur, parce qu'ils se battaient pour la recherche sur le plan du climat, […] pour la recherche en matière d'améliorations des énergies renouvelables». Plus qu'un appel, une invitation : «Vous avez aujourd'hui et vous l'aurez à partir du mois de mai prochain une terre patrie : ce sera la France.» Rien que ça.
Prononcée un samedi après-midi et en français, l’exhortation ne déclenche pas l’hystérie outre-Atlantique, malgré quelques reprises dans la presse anglophone. Macron s’attire plutôt les railleries d’universitaires français. Cinq jours plus tard, le candidat récidive en s’adressant directement aux concernés. Dans la nuit de jeudi à vendredi, à 1 h 30 (16 h30 du côté de la Silicon Valley), son équipe met en ligne une brève vidéo : dans un anglais plus que correct, Macron y renouvelle son invitation. Sur Twitter, son appel tente même de profiter de la promotion de la «marche pour la science» : cette manifestation de scientifiques américains prévue à Washington pour le 22 avril, soit la veille du premier tour de la présidentielle en France. Peu importe le résultat du scrutin, attirer les scientifiques américains ne sera pas une mince affaire.
Difficultés kafkaïennes
Les chiffres ne sont clairement pas fameux. Si Euraxess France, membre d'un réseau européen qui assiste les chercheurs en mobilité, déclare ne pas disposer «de statistiques exhaustives sur l'accueil des chercheurs américains sur le territoire national», quelques données permettent de juger du peu d'attrait de l'Hexagone pour les scientifiques américains. Selon la Direction générale des étrangers en France, 3 350 titres de séjours (chiffre encore provisoire) ont été délivrés en 2016 pour motif «scientifique» - rappelons que ces titres concernent évidemment les travailleurs originaires de pays tiers hors UE. Parmi eux, les Américains représentent 6 % des titres délivrés, soit 201 personnes : c'est la cinquième nationalité derrière la Chine, l'Algérie, le Brésil et l'Inde.
Pour voir au-delà des statistiques incertaines, mieux vaut encore s’adresser à l’un des concernés. Adam Stevenson, 35 ans, a grandi dans la périphérie de Chicago. Ce spécialiste de la science des matériaux débarque à Paris en tant que chercheur postdoctoral en septembre 2010. Censé rentrer au pays un an plus tard, il reste finalement en France après avoir décroché un poste intéressant dans une unité mixte de recherche entre le CNRS et Saint-Gobain. Son job est basé à Cavaillon dans le Vaucluse, où il vit avec femme et enfant depuis plus de cinq ans.
S'il loue les facilités d'entrée sur le territoire permises par le visa scientifique (qui dispense de solliciter une autorisation de travail et accélère la procédure, tout comme pour le conjoint), Adam Stevenson ne manque pas d'exemples de difficultés kafkaïennes rencontrées depuis son arrivée en France (immobilier, banque, assurance-maladie, renouvellement de titre de séjour, rapports conflictuels avec certaines administrations…). Des tracas connus par la plupart des travailleurs étrangers, scientifiques ou non, mais qui ne suffisent pas à expliquer le relatif désintérêt de ses pairs compatriotes pour la France. «C'est vrai qu'il n'y a pas beaucoup de scientifiques américains travaillant en France. C'est à mon avis dû à une combinaison de facteurs : des perspectives de financements faibles, le salaire relativement bas et une culture scientifique très différente», avance-t-il.
Le «plus grand challenge» de Stevenson a ainsi été «l'adaptation au système doctoral français». D'après lui, la durée accordée pour préparer sa thèse, plus longue aux Etats-Unis qu'en France, peut déséquilibrer les relations entre collègues - on comprend à demi-mot qu'il a trouvé le niveau un peu faiblard en débarquant. De manière générale, le financement de la recherche est, selon lui, le maillon faible de la France et la principale raison pour laquelle d'autres pays européens lui sont parfois préférés. Après en avoir discuté avec ses pairs, Adam Stevenson estime ainsi que l'Angleterre, l'Allemagne et la Suisse, aux programmes de recherches plus généreux, ont meilleure réputation que la France au sein de la communauté scientifique américaine. A l'inverse, toujours pour des questions de budget, la France tire son épingle du jeu face aux pays du Sud de l'Europe (Portugal, Espagne, Italie).
La variété des fonds proposés aux scientifiques outre-Atlantique, qu'ils proviennent du privé ou d'agences gouvernementales, assure selon Stevenson des conditions de recherches plus confortables, qui se traduisent notamment par des équipes plus nombreuses. En France et en Europe, les programmes proposés demandent visiblement moins de goûts de luxe. «L'Agence nationale de la recherche [opérateur de l'Etat gérant le financement de la recherche sur projets en France] exige beaucoup trop de travail pour trop peu de financements. Horizon 2020 [programme européen de financement de la recherche et de l'innovation] peut fournir beaucoup d'argent, mais le taux de réussite d'environ 4 % ne le rend pas attractif. Les bourses du Conseil européen de la recherche sont formidables - j'ai déposé une requête toujours en attente - mais les bénéficiaires trop peu nombreux», énumère ainsi le chercheur.
«Passeport talent»
Outre une hausse de budgets, il souhaiterait par ailleurs «une plus grande transparence et cohérence» dans l'évaluation par les pairs, soit le processus lors duquel des chercheurs jugent de manière critique le travail d'autres chercheurs pour en déterminer l'intérêt en vue d'un financement ou d'une publication.
Adam Stevenson, qui bénéficie désormais d'une carte de résident de dix ans et parle d'une «expérience géniale» pour décrire ces six dernières années, estime que la France aurait tout à gagner en matière d'attractivité en misant, dans sa communication, sur «l'équilibre entre vie privée et professionnelle» plus agréable, selon lui, qu'aux Etats-Unis : «De nombreux scientifiques de renom aimeraient passer plus de temps avec leur famille, et la France fournit un environnement idéal pour ça.»
Inquiet de la présidence Trump, mais également du vote FN massif dans sa commune du Vaucluse, qui n’aide guère à s’y sentir le bienvenu, il doute que beaucoup de scientifiques américains feront le choix de l’étranger pour leurs carrières. En revanche, les cerveaux ciblés par le décret anti-immigration de Trump pour l’instant suspendu (comme la communauté scientifique iranienne) seraient, d’après lui, plus susceptibles d’être intéressés.
Depuis le 1er novembre, le dispositif d'accueil des chercheurs étrangers s'est d'ailleurs assoupli, avec la création d'un «passeport talent» d'une durée maximale de quatre ans, proposé dès l'arrivée d'un scientifique en France. Selon la direction générale des étrangers en France, plusieurs préfectures ont déjà délivré ce nouveau sésame, mais il est évidemment trop tôt pour en dresser un premier bilan.