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Libération

Au travail, les femmes victimes de la loi du talon

Tailleur, rouge à lèvres… L’employeur peut-il imposer une féminité stéréotypée dans un contrat de travail ? Alors que les députés britanniques en débattent actuellement, en France, flou juridique et abus subsistent.
Des hôtesses à l’hippodrome de Chantilly, dans l’Oise, en 2011. (Photo Sophie Chivet. VU)
publié le 14 février 2017 à 19h56

La liberté s’arrête là où commence le sexisme de votre employeur. C’est la conclusion à laquelle sont arrivées deux commissions d’enquête parlementaires britanniques après plusieurs mois de travail. Le sujet a depuis été inscrit à l’agenda de Westminster : le 6 mars, les députés tenteront de trouver une solution.

On rembobine. L’hiver dernier, Nicola Thorp, Londonienne de 27 ans recrutée en tant que réceptionniste par une entreprise d’intérim semblable à nos agences d’hôtesses, se fait licencier dès son arrivée. Motif : elle refuse de porter des talons de plus de 5 centimètres. Au printemps 2016, elle rédige une pétition pour obliger les députés à se saisir de la question. Un an plus tard, les élus vont débattre de la possibilité d’un nouveau texte. Ils estiment que la loi sur l’égalité, l’Equality Act voté en 2010 et censé interdire ce type de régulations discriminatoires, n’est pas assez contraignante. Le texte, pourtant clair sur ce qui constitue une discrimination, ne semble pas empêcher les entreprises d’inscrire des codes vestimentaires sexistes dans leurs règlements intérieurs : obligation de porter du maquillage (en précisant parfois la teinte du rouge à lèvres ou du vernis), talons obligatoires (entre 5 et 10 centimètres précisément), couleur de cheveux imposée (souvent le blond) ou proscrite (souvent le gris).

Pour les commissions parlementaires qui ont enquêté, le diagnostic est clair : un nouveau cadre juridique, plus contraignant, est nécessaire. La loi doit être plus sévère.

Et en France ? Le code du travail ne protège pas mieux les salariées, explique Emmanuelle Boussard-Verrecchia, avocate spécialiste des discriminations au travail. «Il ne contient aucun article qui dit qu'on ne peut pas vous obliger à porter de talons.» D'un point de vue juridique, c'est un peu flou : «L'employeur ne peut pas imposer plus que ce qui est nécessaire.» Et selon l'article L1121-1, toute obligation doit être «justifiée par rapport à la nature de la tâche à accomplir et être proportionnelle au but recherché». En clair, traduit Emmanuelle Boussard-Verrecchia, «le patron qui exige que ses salariées soient d'une certaine élégance doit se demander si le fait de leur imposer des talons et du rouge à lèvres est nécessaire et proportionné au but recherché. Ne peut-on pas être élégante en portant un pantalon de tailleur et des chaussures habillées mais plates ?»

Précisions dignes d’un tuto YouTube

Le droit, nous explique l'avocate, s'adapte aux attentes stéréotypées de la société sur l'élégance féminine. Il y a vingt ans, 5 centimètres de talon auraient été de rigueur pour un uniforme de travail approprié. Pas sûr qu'un juge tire les mêmes conclusions aujourd'hui. «C'est une limite qui évoluera sans cesse avec la société, et qui devra être remise en question en fonction des évolutions des mœurs.» Pour trancher sur la «nécessité» du rouge à lèvres, il faudra donc attendre que quelqu'un saisisse les prud'hommes. Son avis à elle ? «Devant un tribunal, imposer du fard à paupières, du rouge à lèvres ou des talons ne sera sans doute plus de nos jours jugé nécessaire ni proportionné.»

Faute de jurisprudence, certains employeurs s'en donnent à cœur joie. D'autant plus quand les salariées sont précaires. Car, comme le raconte Pauline, directrice artistique freelance de 26 ans, «la plupart des filles n'osent rien dire par peur de ne pas être rappelées pour d'autres missions. Elles ont besoin de cet argent, elles ne peuvent pas se permettre d'être mal vues par l'agence». Pauline cumulait les petits jobs d'hôtesse dans les conférences ou les salons pour arrondir les fins de mois avant que ses maux de dos ne lui permettent plus de porter les talons obligatoires. Elle raconte, contrats à l'appui, les exigences ubuesques des clients : du maquillage (avec des précisions dignes d'un tuto YouTube : fard à paupières, fond de teint et mascara impératifs) à la taille des talons, en passant par la coupe de cheveux. Les escarpins noirs, souvent en photo dans la paperasse à signer, comme le chignon sont de rigueur. Si une employée venait à enlever ses talons pendant son travail, elle se retrouverait alors en rupture de contrat. Parfois, l'ordre de mission précise aussi l'obligation d'effectuer des retouches maquillage pendant la journée. «Il y a même une agence qui m'a fait signer un contrat de travail où ils donnent la référence exacte du rouge à lèvres et du vernis que nous devons porter. Genre Chanel numéro 3, teinte XYZ. C'est un rouge très spécifique qui rappelle celui du logo de la boîte. Comme ça, on peut être identifiées comme étant de telle agence d'hôtesses.»

La jupe est, comme les talons, souvent obligatoire, sous peine de se voir accusée de ne pas avoir honoré son contrat. «L'hiver, on prenait des pantalons noirs de tailleur dans nos sacs, dans l'espoir de pouvoir négocier. Mais c'est refusé quasi systématiquement. Parfois, on nous fait une faveur et on nous dit : "Le dernier jour, il y aura moins de monde, vous aurez le droit !"» On notera tout de même le progrès observé lors du Mondial de l'automobile 2016, qui a eu lieu à Paris début octobre : baskets Converse, chaussures plates… les hôtesses n'étaient, pour une fois, pas forcément chevillées aux talons.

Selon Jean-François Amadieu, sociologue et auteur de la Société du paraître, les femmes sont souvent recrutées pour ce qu'il appelle leur «capital érotique» : «Vous avez un capital scolaire, économique, culturel… explique l'auteur. Et vous avez un capital érotique, qui se monnaye aussi sur le marché du travail. Dans certains métiers, l'employeur va s'emparer de cette capacité à séduire, l'utiliser et en tirer profit.» Pour maximiser son investissement, il s'assurera que le contrat de travail oblige l'employée à mettre ce capital en avant.

«Du très bon boulot» mais trop «mignonne»

Exception faite des postes à hautes responsabilités, où là, le capital érotique devient un handicap : «Plus on monte dans les échelons, plus les attributs doivent être masculins, précise Amadieu. Sous peine de pas être prise au sérieux. Les exigences de séduction qui existent pour une hôtesse d'accueil, une assistante de direction ou une réceptionniste ne seront plus les mêmes pour les postes de direction.»

Andréa (1), en stage dans une grande boîte de conseil après une école de commerce, en a fait les frais le jour de son entretien de bilan. «Les patrons m'ont expliqué que j'avais fait du très bon boulot mais que bon, j'étais mignonne, alors il fallait que j'arrête de porter des robes et de me maquiller si je voulais continuer chez eux. Je me faisais trop remarquer dans la boîte.»

Sur un ton doucereux, on lui explique que c'est pour son bien. Pour réussir, mieux vaut être un peu moins jolie. «Le monde du conseil est un milieu très masculin, analyse Andréa, qui a fini par claquer la porte. J'avais quand même passé six entretiens pour avoir ce foutu stage. Mais bon, quand on a une forte poitrine et qu'on est mignonne, il faut se faire toute petite. Pour gagner sa légitimité, mieux vaut faire oublier qu'on est une femme. Il faut mettre en avant son cerveau, faire ses preuves. Les seins passent toujours devant le cerveau, on doit se démerder pour les planquer.»

(1) Le prénom a été modifié.