Libération ausculte les réalités de la vie commerçante à travers des portraits dans toute la France. Aujourd'hui, la propriétaire d'un restaurant dans une petite ville de Seine-et-Marne qui voit le commerce de proximité disparaître.
La géographie de Mormant est simple. Dans cette ville de Seine-et-Marne qui compte 4 645 habitants, il y a d'un côté la gare SNCF, de l'autre le centre-ville, comme l'indiquent les deux seuls panneaux aperçus. Chez Flo, restaurant-bar-PMU-hôtel, fait office de café de la place, juste en face de la mairie. Sur la devanture, au-dessus de la carte qui signale une formule à 14 euros et des publicités de la Française des jeux, il y a deux noms, côte à côte : le premier, «Chez Flo», est tiré du prénom de sa propriétaire et le second, «Aux armes de la ville», est un vestige. «C'était le nom donné par l'ancien propriétaire. Il a bouffé la grenouille donc j'ai acheté en liquidation judiciaire», raconte Florence Matuska, grande brune aux cheveux courts qui parle sans faire de chichi.
Assistante vétérinaire puis employée par l'armée en tant que civile, en Allemagne, elle a été licenciée quand le régiment a été dissous, il y a vingt ans. Son mari, militaire, a été réaffecté à Meaux. C'est lui qui, entre deux couloirs, au travail, avait entendu parler de cette vente, alors que sa femme voulait se reconvertir en commerçante. «Mes grands-parents avaient une épicerie. Dès l'enfance ça m'a attiré. Le contact avec les gens, c'est ça en priorité le commerce», explique-t-elle. Le couple, originaire de Haute-Saône, a donc débarqué à Mormant.
Le JT et les chevaux
Dix-huit ans plus tard, les clients font la queue pour payer. «Ensuite», répète encore et encore la serveuse, au fil des additions payées au comptoir, après le déjeuner. Rien d'inhabituel, à en croire les «à demain» que tout le monde se lance. La plupart des clients, qui s'interpellent parfois par leur prénom d'un bout à l'autre du restaurant, pour demander des nouvelles, travaillent à la raffinerie Total ou à l'usine Boréalis, à Granpuits. Cinq minutes de trajet en voiture. Avec les retraités qui viennent au début du service, Florence fait une soixantaine de couverts.
Restent les personnes venues gratter ou cocher dans cet antre étiqueté «Française des jeux» et «PMU». En plus de tout le nécessaire pour jouer, dont un écran qui nous apprend la cote d'Opulent d'Orient, il y a la déco : des affiches Parions, Cash, Illiko, jusqu'à l'horloge Amigo accrochée au mur. Sur l'écran à côté, que fixent quelques clients en buvant leur café, à cette heure-ci, on regarde la chaîne Equidia. Avant 14 heures, Florence préfère TF1. «Pour les gens qui déjeunent seuls, c'est bien de pouvoir regarder le JT.»
«Les vrais patrons, ils travaillent comme les salariés»
Mais Chez Flo, c'est deux salles, deux ambiances. Dans la deuxième partie du restaurant, où sont installées les tables, il y a seulement un grand buffet marron et des livres de cuisine sur une étagère. Maintenant que la pièce a été désertée, Florence Matuska peut sortir de sa cuisine. Pâtes bolognaise, pavé de bœuf sauce au brie, langue de bœuf sauce piquante ou poisson en papillote… C'est elle qui mitonne pendant que les trois employées font le service. Une puis deux puis trois, elle a recruté, «grâce au bouche-à-oreille», au fil de la diversification de ses activités. En 2004, en plus du restaurant, elle a fait sept chambres d'hôtel au premier étage – principalement occupées par des travailleurs de passage à Grandpuits – et en 2008, elle se lance dans les joies du PMU.
Même à quatre, et même si «les filles», à qui elle claque la bise, «ne rechignent pas au boulot», Florence Matuska dit faire des journées de dix-sept heures et ne s'accorde que quelques semaines de vacances. «Le travail mange la vie de famille», regrette cette mère de quatre enfants, avant d'expliquer que ce ne serait pas «rentable de prendre quelqu'un d'autre». On en vient donc aux charges : «Tous les trimestres, j'ai zéro de trésorerie, on vous prend tout. On développe son activité sans être gagnant.»
Elle se souvient : «Avec les contrôles routiers, les gens rentrent plutôt boire une bière chez eux. Avant, ils passaient prendre une ou deux tournées en rentrant du travail.» Il y a aussi les règles sur l'hygiène ou l'accessibilité… «Ma grand-mère, je me rappelle, quand elle faisait à manger, on ne venait pas fouiller dans son frigo», s'agace-t-elle, tout en expliquant comprendre la réglementation, jusqu'à un certain point. Car les normes s'accompagnent aussi de «paperasse» : «Les vrais patrons, ils travaillent comme les salariés et n'ont pas le temps de s'occuper de tout ça.» Florence Matuska n'espère pas pouvoir changer les choses, et n'ira probablement pas voter. La faute, dit-elle, aux politiques déconnectés, aux programmes sans substance ou irréalisables, et aux magouilles… «Moi je m'appelle pas Penelope mais j'aimerais bien.»
Transformation en ville-dortoir
«Bientôt, il n'y aura plus de petits commerces, c'est le fond de ma pensée», dit-elle comme si c'était une fatalité. Les rues de Mormant lui donnent raison. Dans le centre-ville, aujourd'hui, on trouve quelques coiffeurs, deux boulangeries, une boucherie, une épicerie qui vend des spécialités des DOM-TOM et – comme presque partout – un magasin de cigarettes électroniques. Et c'est à peu près tout. «Avant que j'arrive, il y a vingt ans, il y avait une mercerie, une quincaillerie… On plie le dos, on n'a pas les moyens de fonctionner comme les grands groupes», explique Florence Matuska, qui désigne comme coupables les supermarchés. Ici, on en compte deux pour 4 500 habitants. Les nouveaux arrivants, qui partent le matin, rentrent le soir et s'échappent en week-end n'arrangent pas les choses, transformant peu à peu Mormant en ville-dortoir.
Au-delà de la trajectoire personnelle des commerçants, ces fermetures à la chaîne sont regrettables «pour le lien social», juge-t-elle : «Parfois, les gens ont envie de s'épancher un peu, de partager des moments, heureux ou malheureux. Les personnes âgées, souvent. On sait ce qu'ils prennent, on connaît l'état des finances…»
A son tour, Florence Matuska va fermer cette année. C'était le plan, échafaudé avec son mari. Quand il serait à la retraite, ils repartiraient dans l'Est, chez eux. Là-bas, elle fera une chambre d'hôtel. Parce que quand même, elle ne se «voyait pas rien faire».