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Etude

Travail : le plaisir dans la modération

Journées trop longues et intenses, désir d’autonomie, rejet de la compétition. Une grande enquête de la CFDT donne un aperçu des préoccupations et envies des salariés, loin des dogmes libéraux.
A La Défense. Si près de 60 % des répondants assurent «prendre du plaisir» en exerçant leur métier, plus de 10 % estiment que le travail les «délabre». (Photo Ludovic. Réa)
publié le 15 mars 2017 à 20h36

C’est l’une des plus grandes enquêtes réalisées sur le travail. Pendant quatre mois, de septembre à décembre, près de 200 000 personnes ont répondu, en ligne, au questionnaire «Parlons travail» et à ses quelque 200 questions. Une étude initiée par la CFDT, qui fera une première restitution des résultats ce jeudi devant les principaux candidats à la présidentielle.

Avec, en exergue, ce paradoxe : si plus de la moitié des Français se disent autonomes et heureux au boulot, ils sont autant à dénoncer une charge de travail trop importante, et à plaider pour une baisse de leur temps passé au turbin.

Le bonheur au rendez-vous

Les Français, heureux au boulot ? Dans une large proportion, oui, à en croire les résultats de l'enquête. Ainsi, toutes catégories de répondants confondues, ils sont plus de trois sur quatre à «aimer leur travail». Près de 60 % assurent même «prendre du plaisir» en travaillant («souvent» ou «tout le temps»). Ils sont autant à juger leur lieu de travail «agréable», pointant notamment le fait, pour 70 % d'entre eux, qu'on y «rigole» («souvent» ou «tout le temps»). Des résultats plutôt positifs, mais en dessous de ceux des autres enquêtes nationales, qui dépeignent, en moyenne, une population active plus épanouie encore. Un écart qui pourrait s'expliquer, selon les auteurs, par «un état d'esprit plus critique chez les répondants à ce questionnaire», ou encore par son mode de passation, en ligne, qui «favoriseraient l'expression des frustrations ou insatisfactions». Reste une question : qu'entend-on réellement quand on parle de «plaisir» ou de «bonheur» au travail ? Cela «peut refléter un sentiment réel, mais peut également être une réponse influencée par les normes sociales», expliquent les auteurs. Autrement dit, le travail étant «vendu» comme une source d'épanouissement, certains pourraient être «réticents à penser et à déclarer qu'ils ne prennent pas de plaisir au travail, de peur de se voir comme des déviants ou, pire encore, comme des perdants».Ainsi, les cadres- qui ont aussi les plus fortes rémunérations - sont plus nombreux à déclarer «prendre du plaisir», soit 65 %, contre à peine plus de 40 % pour les ouvriers. Reste d'autres zones d'ombres : plus de la moitié des répondants ont la «sensation de perdre leur vie à la gagner», et autant ont déjà pleuré à cause de leur travail. Autre point faible : plus de 10 % estiment que le travail les «délabre».

L’Autonomie en avant

Facteur clé du bien-être au travail : l'autonomie. Une notion caractérisée par la capacité du salarié à organiser ses tâches, à peser sur son calendrier, ou encore à «avoir son mot à dire», malgré son lien de subordination avec l'employeur. Et là aussi, les résultats sont plutôt encourageants. Les répondants sont 55 % à dire que leur planning de travail «est fixé assez à l'avance pour pouvoir s'organiser», 54 % à pouvoir «mettre [leurs] propres idées en pratique», ou encore 65 % à «ne pas avoir l'impression d'être une machine». Pour autant, moins d'un tiers (27 %) des personnes ont répondu positivement à ces trois critères à la fois. L'autonomie - assez logiquement - décroît avec la qualification : les cadres sont plus de 30 % à cumuler ces trois critères, suivis des techniciens et agents de maîtrise, des employés, puis des ouvriers (17 %). «Le travail employé et ouvrier reste encore très fortement taylorisé, c'est-à-dire soumis à des prescriptions très précises, et laissant peu de place à l'initiative, à la souplesse temporelle, comme à la variété», commentent les auteurs du rapport. A noter également que l'autonomie est plus forte dans les très petites boîtes, mais reste stable pour toutes les autres entreprises. Les employés des TPE de moins de 10 salariés sont ainsi 34 % à réunir les trois critères d'autonomie, contre 25 % pour les plus de 10 salariés.

Solidaires plutôt que rivaux

Prêt à tout pour réussir ? Non, semblent dire les répondants à l'enquête. Et notamment pas au détriment des collègues. Ainsi, 69 % sont en désaccord avec l'affirmation selon laquelle «au boulot, soit tu marches sur les autres, soit tu te fais marcher dessus». «De manière très majoritaire, les travailleurs récusent l'idée ou la pratique qui veut que le travail soit un champ de compétition généralisée, où lorsque l'un gagne, l'autre perd», expliquent les initiateurs de l'enquête. Un point de vue «pacifique» ou «coopératif», qui progresse avec le niveau d'études et le grade, et est «très présent chez les apprentis stagiaires». Plus étonnant : ce principe est surtout défendu par les non-syndiqués… Des chiffres rassurants, relèvent les auteurs de l'étude, qui tranchent également avec le libéralisme ambiant : «Le postulat néolibéral selon lequel la mise en compétition rimerait avec émulation, excitation et bénéficierait à l'intérêt général, n'est donc pas partagé par la plupart des travailleurs, et ce bien que les politiques publiques comme les innovations managériales aient, depuis vingt-cinq ans, construit et multiplié les cadres d'une mise en compétition généralisée.» Malgré cet état d'esprit, les syndicats ne sauvent leur peau que de justesse. Une toute petite majorité (56 %) des participants à l'enquête considère qu'«un monde du travail sans syndicat serait» synonyme d'«exploitation pour tous», contre un gros tiers (36 %) qui estime que «ça ne changerait rien».

Calmer le rythme

«On travaille trop !» Tel est le cri du cœur qui ressort des résultats de l'enquête «Parlons travail». Et pour cause, plus de la moitié des répondants déclare avoir une quantité de travail excessive. Résultat de cette surcharge : près d'un tiers des personnes avouent ne pas réussir à prendre l'ensemble des RTT auxquels elles ont droit. Et plus de la moitié (57 %) expliquent ne pas avoir le temps de faire correctement son travail. De quoi confirmer, selon le rapport, le phénomène «d'intensification du travail» mise en avant par plusieurs chercheurs. Mais aussi inquiéter les auteurs, qui constatent que seule «une minorité se trouve dans une situation que l'on pourrait pourtant juger "normale"», c'est-à-dire «qui met les travailleurs en situation de pouvoir faire face à leur tâche, sans pression dans le temps de travail légal». Une «mise sous tension»qui touche toutes les catégories, du public et du privé. Et qui, pour certains, a des effets néfastes sur leur santé. Ainsi, les personnes dont les conditions de travail sont jugées les moins «tolérables» sont aussi celles qui souffrent le plus de douleurs physiques ou de problèmes de sommeil. Pour pallier ces difficultés, une solution est envisagée par une large moitié des répondants (57 %) : «Travailler moins d'heures pour travailler tous.» Une part qui augmente passé 50 ans, mais qui est assez homogène parmi les catégories socioprofessionnelles. Ou encore parmi les syndicats. Si la part des personnes favorables est plus élevée (75 %) chez les adhérents de la CGT, qui milite pour les trente-deux heures, elle reste assez constante, et toujours au-dessus de la moyenne, pour l'ensemble des centrales. Mais aussi pour les non-syndiqués. Des résultats qui marquent une nette césure avec le discours «travailler plus pour gagner plus» martelé sous Nicolas Sarkozy, et repris par plusieurs candidats à la présidentielle.