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Reportage

Chauffeur de car, «pas auxiliaire de police»

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Jean-Antoine Carbo a refusé de participer à l’expulsion de migrants. Il a reçu le prix coup de cœur de «Libération» décerné lors de la soirée des Trophées caractères.
Jean-Antoine Carbo, chauffeur de bus à Menton. (Laurent Carré pour Libération)
publié le 16 mars 2017 à 17h06

Il s'appelle Jean-Antoine Carbo,mais tout le monde lui donne du «Tony». C'est un chauffeur d'autobus qui a dit non. Le 5 août, cet homme de 49 ans a refusé de conduire des migrants à la frontière italienne. «200 personnes avaient traversé le matin le poste de douane de Menton, raconte-t-il. Les policiers ont localisé des gens qui déambulaient en ville. A 19 h 40, l'ordre du préfet est arrivé pour reconduire les migrants hors du territoire et les reconduire côté italien.»

A cette heure-là, précisément, Tony s'apprête à réaliser son dernier trajet, entre Menton et Sospel, lorsqu'une voiture de police se place devant son bus et qu'un policier, par la fenêtre, lui annonce que l'autocar est réquisitionné. «Pourquoi ?» demande le chauffeur. «Pour reconduire des migrants», lâche le fonctionnaire.«Cela ne se passe pas comme ça», répond Tony. «Je ne peux pas laisser mes passagers», annonce le chauffeur. Qui répond que sa direction n'est pas prévenue, qu'il va l'appeler… Bref, «j'essayais de retarder», explique-t-il.

Arrive un bus articulé d'une autre compagnie et un des policiers revient, apparemment satisfait, annonçant qu'il a «récupéré un autre véhicule».Les migrants ont finalement été raccompagnés à la frontière.

Le lendemain, Tony rédige un courrier à la direction de Carpostal Riviera - filiale de Carpostal France, un millier de salariés, spécialisée dans le transport interurbain (1) - en expliquant qu'il n'est pas «un auxiliaire de police». Peu émue, sa hiérarchie lui répond que c'est la loi et qu'il risque le licenciement. Tony avertit aussitôt la CNT (Confédération nationale du travail, syndicat classé à l'extrême gauche), dont il fait partie, qui rédige un article sur son blog. «L'affaire est montée crescendo»,raconte Tony, qui dit avoir «remué le truc, lors d'une réunion de DP», la direction du personnel.

Sa hiérarchie lui rétorque alors qu'il est «sanctionnable», qu'il ne faudrait pas qu'il «invite les gens à désobéir». En outre, il est prévenu : il est passible de sanctions disciplinaires. Il reçoit un courrier dans ce sens, lui rappelant qu'un non-respect d'un ordre du préfet lui coûterait six mois de prison avec sursis et plusieurs milliers d'euros d'amende.

 Militant de toujours

Pour l'heure, on en est là. Il n'y a pas eu de suite et Tony conduit toujours son bus de Menton à Sospel, le long d'une route étroite et en lacets. «Le plus important pour moi a été de faire le courrier, explique Tony, il n'était pas question de laisser passer ça.» Il précise que certains dans son entreprise lui ont confié «qu'il avait bien fait d'éviter ce truc-là», mais que beaucoup reconnaissaient qu'ils n'auraient pas forcément suivi son exemple «par crainte de représailles» (Tony, en tant que délégué syndical, est, lui, un salarié protégé). Contactés, les responsables de Carpostal Riviera ont expliqué ne pas vouloir «commenter cette affaire qui est celle d'une personne qui a manifesté une position "personnelle"». «Il n'y a pas eu de sanctions», rappelle la direction, soulignant qu'elle s'est contentée de lui «rappeler les règles légales et ce qu'il pouvait encourir de l'Etat. Il n'a jamais été question de lui faire une retenue sur salaire…»Tony fait partie de la CNT depuis 2013, époque où il a monté la section syndicale de Menton. Pour lui, l'engagement est une évidence. Le chauffeur a toujours milité. Avant de s'installer dans le Sud, il travaillait à Rouen, où il faisait partie d'une association contre les QHS («quartiers de haute sécurité» dans les prisons) aux côtés de Roger Knobelspiess, récemment disparu.

Quand il était étudiant, il faisait partie d'un «petit groupe d'extrême gauche» qui organisait des actions contre les gendarmeries dans les années 80… Il a connu alors la prison, dans une cellule individuelle. «Vis-à-vis d'autres délinquants, si tu as embêté les gendarmes et les flics, tu as une certaine aura…» Les parents de Tony étaient espagnols, son père a combattu aux côtés des républicains et a été obligé de fuir en 1939, «avec 450 000 autres personnes». Son paternel a été interné au camp d'Argelès : «Il voyait mourir les vieux de faim et de froid.»

 Groupes Mao

Parcours parallèle pour sa mère, qui elle aussi s'est fait «pincer» en franchissant la frontière, pour se retrouver dans des «taules» en France. A chaque repas familial, Tony n'y coupait pas, son père lui narrait un épisode de sa guerre d'Espagne. Pourtant, ils n'étaient pas d'accord idéologiquement : Tony était plutôt libertaire, son géniteur stalinien. Ses frères, eux, ont figuré dans des groupes Mao. Mais à Tony, cela ne plaisait pas trop, il n'a jamais voulu suivre la ligne d'un parti.

Dans le courrier envoyé à sa compagnie, Tony a évoqué le Vél d'Hiv, et fait aujourd'hui le rapprochement avec ses parents réfugiés d'Espagne, les convois de prisonniers, les camps… «J'ai parlé de ces hommes que je devais raccompagner vers une destination inconnue, dans des camps de transit ou dans le sud de l'Italie, là où la Croix-Rouge est débordée. Moi, je ne savais pas vers où ils partaient.»

(1) Elle-même dépendante de Carpostal Suisse.