Viré en moins de vingt-quatre heures. Ministre de l’Intérieur depuis le mois de décembre, Bruno Le Roux a quitté ses fonctions mardi en fin d’après-midi, remplacé Place Beauvau par Matthias Fekl, jusqu’alors en charge du Commerce extérieur.
Le Roux était sur la sellette depuis lundi soir, quand Quotidien, l'émission de TMC animée par Yann Barthès, a révélé que l'élu de la première circonscription de Seine-Saint-Denis avait régulièrement embauché ses deux filles comme assistantes parlementaires entre 2009 et 2016, une pratique pas illégale, mais pour laquelle la réalité du travail effectué reste douteuse, selon les éléments recueillis par Quotidien. En pleine affaire Fillon, soupçonné d'avoir accordé, des années durant, un emploi fictif à son épouse Penelope, l'exécutif n'a pas tardé à écarter le ministre de l'Intérieur. Ce dernier devra désormais s'expliquer auprès des enquêteurs de l'Office central de lutte contre la corruption et les infractions financières et fiscales (OCLCIFF), chargés de mener l'enquête préliminaire ouverte dès mardi par le Parquet national financier. Une procédure qui aurait pu «porter préjudice au travail du gouvernement», comme l'a d'ailleurs reconnu Bruno Le Roux en annonçant sa démission.
De quoi Bruno Le Roux est-il soupçonné ?
Pendant huit ans, l'ancien député de Seine-Saint-Denis a ainsi embauché à de nombreuses reprises ses deux filles comme collaboratrices parlementaires. Les premiers contrats à durée déterminée (CDD) remontent à 2009, pendant les vacances de la Toussaint, les derniers à l'été 2016. Des boulots de vacances, en quelque sorte, pour des jeunes visiblement précoces : les lycéennes n'avaient que 15 et 16 ans lors de leur premier contrat, l'aînée était en première et sa benjamine en seconde. Face caméra, Bruno Le Roux s'est défendu en décrivant les tâches accomplies, du «classement». Du travail de secrétariat parlementaire en somme, qui consiste notamment à répondre au téléphone et aux mails, voire à rédiger des billets de blog. Confier des boulots d'été à des proches serait une pratique assez courante, selon l'élu : «Moi, je me souviens avoir pris aussi des gens qui m'étaient recommandés sur l'été, et donc je crois que c'est quelque chose qui se fait assez régulièrement d'essayer de faire découvrir des choses, d'essayer de faire découvrir un travail.» De fait, comme nous l'avons démontré ( Libération du 9 mars), environ un parlementaire sur cinq fait (ou a fait) travailler un membre de sa famille, sur de longues ou de courtes périodes. Au total, les deux filles du ministre ont cumulé dix CDD pour l'une et quatorze pour l'autre, pour un montant de 55 000 euros, estiment les journalistes de Quotidien.
Cette pratique est-elle légale ?
Oui, mais elle est encadrée. Embaucher un (ou des) membre(s) de sa famille comme assistant parlementaire est soumis à plusieurs obligations. Un député peut recruter jusqu’à cinq collaborateurs, qu’il rétribue avec son enveloppe mensuelle de 9 618 euros. Seule limite pour les proches : le règlement de l’Assemblée prévoit depuis 2011 que la rémunération d’un emploi familial ne peut dépasser la moitié du crédit alloué au député. Par ailleurs, depuis le vote de la loi post-affaire Cahuzac en 2013, les ministres et parlementaires sont tenus de faire connaître en début de mandat, auprès de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique, leurs déclarations d’intérêts et de patrimoine.
Mardi, il était impossible de consulter les documents du ministre de l'Intérieur sur le site de l'institution. En revanche, Libération a pu prendre connaissance de l'identité des trois collaborateurs parlementaires déclarés par Bruno Le Roux lorsqu'il était député. Parmi eux, l'épouse de son suppléant, Yannick Trigance, mais nulle trace de ses filles. Une absence pas forcément répréhensible. Selon la Haute Autorité, la déclaration doit être amendée en cas de modification «substantielle» de leur situation. Mais la loi ne définit pas ce qu'est une modification substantielle, laissant cette interprétation à la libre appréciation des parlementaires. Les deux enfants de Bruno Le Roux ayant multiplié les contrats de courte durée, leur père ne manquera pas d'arguer qu'il n'était pas tenu de mentionner leur embauche.
La famille Le Roux devra attester de la réalité des travaux effectués pour échapper aux poursuites pour emplois fictifs, voire pour détournement de fonds publics. Quotidien a en effet relevé plusieurs bizarreries. A l'été 2013, l'une des filles Le Roux était en stage chez Yves Rocher, en Belgique, du 17 juin au 17 août. Soit pendant l'un de ses CDD à l'Assemblée… Même configuration pour sa sœur : elle a occupé pendant quelques semaines en 2015 un emploi à temps plein à l'Assemblée tout en suivant ses cours en classe préparatoire à Paris. Le cabinet du ministre a expliqué ces concomitances : «Ces missions ont pu être effectuées en horaires renforcés avant et après le stage, et en travail à distance durant le stage et durant plusieurs jours supplémentaires à l'automne.» Bruno Le Roux, de son côté, a clamé mardi son «honnêteté», affirmant que les postes occupés par ses enfants, «ponctuels et officiels», avaient été «effectivement réalisés».
Quels échos avec l’affaire Fillon ?
L'affaire était intenable. Depuis les premières révélations du Canard enchaîné, il y a deux mois, sur les soupçons d'emplois fictifs de Penelope Fillon, la classe politique française n'a de cesse de demander une plus grande «transparence» et une «moralisation» de la vie publique. Bruno Le Roux n'avait d'ailleurs pas été le dernier à critiquer l'attitude du candidat de la droite et du centre à l'élection présidentielle.
Interrogé par RTL le 25 janvier, il estimait que cela pouvait «prêter à confusion, à suspicion» : «C'est à celui qui est mis en cause de dire la réalité des choses […] sur quelque chose qui forcément apparaît très, très grave aux Français s'il n'y avait pas la réalité d'un véritable travail.» Le Roux ajoutait ensuite qu'il serait «plus clair qu'il n'y ait pas de conjoint qui travaille avec les députés», n'allant cependant pas jusqu'à associer les enfants à cette démarche. La démission forcée de l'ex-patron des députés socialistes, qui avait succédé il y a trois mois à Bernard Cazeneuve, n'est pas la première affaire du quinquennat de François Hollande. Depuis 2012, Jérôme Cahuzac, Thomas Thévenoud et Kader Arif ont, tour à tour, dû quitter leur poste. Le signe, aussi, que les mailles du filet se sont resserrées.