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Portrait

Henri Emmanuelli, frondeur avant l’heure

L’ancien premier secrétaire du Parti socialiste, mitterrandien historique, s’est éteint mardi à 71 ans. Connu pour son mauvais caractère, le député des Landes fut l’un des mentors de l’aile gauche du PS, Benoît Hamon en tête.
Henri Emmanuelli, le 5 octobre 2014 à Vieux-Boucau. (Photo Olivier Gachen)
publié le 21 mars 2017 à 20h36

Une voix. Rocailleuse, caverneuse, tempétueuse. De celles qui l'ouvrent pour remettre les pendules à l'heure quand les temps sont graves. Une sorte de mauvaise conscience. Henri Emmanuelli, que l'on savait gravement malade depuis des mois, s'est éteint à 71 ans dans les Landes, son département d'adoption où il était élu sans discontinuer depuis 1978. Annoncée mardi, sa mort est venue secouer une famille socialiste déjà fortement éprouvée par une présidentielle hors norme. Mitterrandien historique, figure et mentor de la nouvelle aile gauche du Parti socialiste, l'ancien président de l'Assemblée nationale avait remis les clés de son courant à Benoît Hamon il y a une dizaine d'années. Passé par les ministères et la rue de Solférino, ce grognard grognon n'avait jamais de mots assez durs ces dernières années pour dénoncer la décrépitude de son parti. «Le PS est devenu un parc à moutons», lançait en 2014 celui qui se disait «archaïque et fier de l'être».

«La France perd un grand républicain, la gauche une belle figure morale», a salué François Hollande dans un communiqué. En visite à Bruxelles, Benoît Hamon a laissé échapper son émotion à l'annonce de la disparition de son «frère en politique». «C'est une blessure. […] C'était comme on dit, une âme sœur», a souligné l'ancien leader du courant Un monde d'avance, qu'il avait fondé avec Emmanuelli en 2008. «Henri n'était pas un parrain, c'était un point d'ancrage, un dirigeant, explique le député Pascal Cherki, qui fit le trait d'union entre les deux hommes. C'était aussi un bouclier derrière lequel on pouvait se réfugier lorsqu'on partait à l'assaut, pas un courtisan mais un homme réfléchi avec une épaisseur historique. Il n'était pas dans la comédie politique.»

Alors que la campagne présidentielle fait exploser la majorité, les socialistes se sont retrouvés dans un hommage unanime, soulignant autant les valeurs de gauche d'Emmanuelli que son caractère de cochon. C'était «un être rare», selon le premier secrétaire du PS, Jean-Christophe Cambadélis : «Il avait l'âme socialiste chevillée au corps en étant respectueux des autres.» Sur le fond, toujours ; sur la forme, il y avait davantage à dire quant à ses emportements, jusqu'à un doigt d'honneur à destination de François Fillon, alors Premier ministre, en plein hémicycle en 2011.«La mer a emporté le roc», s'est attristé son ancien camarade Jean-Luc Mélenchon.

Bouc émissaire

Arrivé en socialisme avec le congrès d'Epinay, en 1971, Emmanuelli a d'abord grandi à l'ombre et dans l'admiration de François Mitterrand. Secrétaire d'Etat au Budget de 1983 à 1986, cet adepte du «changement» assume le virage de la rigueur. Une dizaine d'années plus tard, en juin 1994, alors que le conseil national du PS refuse de renouveler sa confiance à Michel Rocard, il devient premier secrétaire du parti. Il accède à ce poste dont il rêvait grâce à l'appui des fabiusiens, alors même qu'il ne porte pas le premier d'entre eux dans son cœur. «On n'hérite pas du PS comme d'une Aston Martin», avait-il lancé en 1988 à l'ancien Premier ministre quand il avait tenté de prendre le contrôle de la rue de Solférino.

Grogner, cela faisait partie du personnage. Au milieu des années 90, Emmanuelli prend la défense de Mitterrand quand éclate la polémique sur le passé vichyste du chef de l’Etat, boxant ceux qui osent s’attaquer au grand homme. En décembre 1994, quand Delors renonce à être candidat à l’Elysée, tétanisant les socialistes, Emmanuelli saisit sa chance et se lance, tout comme Lionel Jospin, qui remporte la primaire mais perd la présidentielle.

Deux ans plus tard, réélu député des Landes alors que Jospin s'installe à Matignon à la tête de la gauche plurielle, Emmanuelli est condamné à dix-huit mois de prison avec sursis et deux ans de privation de ses droits civiques en tant qu'ex-trésorier du PS pour son rôle dans le volet marseillais de l'affaire Urba, du nom d'un bureau d'études qui percevait des commissions d'entreprises du bâtiment désireuses de recevoir des marchés publics, avant de les reverser au PS. Tout en condamnant le député, le tribunal estimera qu'il n'y a «aucun manquement à l'honneur et à la charge politique de M. Emmanuelli». C'est ce qui s'appelle payer pour un système, en bouc émissaire. Une réalité qui a contribué à son crédit au sein des siens, conscients qu'il avait pris pour eux.

Banquier chez Rothschild

L'homme aux sourcils broussailleux, grand ami de l'ancien président ivoirien Laurent Gbagbo qui l'appelait son «jumeau blanc», se retranche alors dans les Landes, son département-laboratoire. En 1983, il fut en effet le premier député à introduire l'informatique dans les écoles primaires, une idée reprise par Fabius deux ans plus tard quand il est arrivé à Matignon, se plaisait-il à raconter.

Né près d'Eaux-Bonnes en mai 1945, Henri Emmanuelli grandit au fin fond d'une vallée des Pyrénées. Il gardera pour les reliefs un amour particulier, la Montagne de Jean Ferrat sera son hymne préféré. Son grand-père béarnais est un berger d'obédience communiste, sa mère est surnommée «14 Juillet». Quand son père, corse, électricien et cégétiste, disparaît, il n'a que 11 ans. Une fois diplômé de Sciences-Po, il fait son entrée dans la vie active par la banque, à la compagnie financière Edmond de Rothschild. Tout en entretenant une forte défiance à l'égard de la bourgeoisie parisienne, il gravit professionnellement tous les échelons, militant au PS en parallèle. Et s'il a souvent dit préférer «la fonction tribunitienne à l'exercice du pouvoir», il a pu, notamment, à la tête du PS ou à l'Assemblée, cumuler ces deux aspirations.

Après le 21 avril 2002 et l’élimination de Lionel Jospin dès le premier tour de la présidentielle, un petit groupe de jeunes issus du courant de Jean-Luc Mélenchon et Julien Dray vient le chercher. Parmi eux, Pascal Cherki et Isabelle Thomas, devenus des intimes de Benoît Hamon. A l’époque, Emmanuelli critique déjà une Europe malade du libre-échange et met en garde contre la mort de l’industrie française. Le courant Nouveau Monde est en gestation. L’alliance se scelle à l’été 2002 dans la maison de campagne de Jean-Pierre Bel, dans le Sud-Ouest. Le futur président du Sénat l’avait prêtée à Mélenchon, croisé un jour devant Solférino en pleine déprime, expliquant qu’il n’avait rien prévu pour ses vacances.

Devenu le chef de file de la gauche du PS après le référendum sur la Constitution européenne de 2005 - une souffrance pour l'ancien premier secrétaire de se battre contre la direction du PS favorable au oui - Emmanuelli dénonce régulièrement le «catéchisme des 3 %» imposé par Bruxelles et raille la créature préhistorique du «Solférinodactyle» qui aurait une aile droite plus grosse que son aile gauche, condamnant le PS à tourner en rond.

«Délit de sale gueule»

Après la défaite de Ségolène Royal à la présidentielle de 2007, la gauche du PS s'avance unie au congrès de Reims. Emmanuelli refuse de briguer à nouveau Solférino et passe le témoin à Benoît Hamon, pourtant issu du rocardisme. La relation quasi-filiale entre les deux hommes débute. «Il lui a transmis le sens de l'Etat. Ce qu'était la République. Mais quand il n'était pas d'accord, il le lui disait», se souvient Cherki. Cet été, il ne s'était d'ailleurs pas gêné, traitant son héritier et Montebourg d'irresponsables quand ils se sont lancés à l'assaut de François Hollande via la primaire - une procédure qu'il exécrait.

Pendant la campagne de 2012, tout en se rangeant derrière Hollande vainqueur de la primaire, il avait mis en garde le candidat socialiste contre cette course présidentielle «entre l'austérité de droite et l'austérité de gauche». Proche du chef de l'Etat, qu'il voyait régulièrement à l'Elysée, Emmanuelli l'était également d'Emmanuel Macron, lui aussi passé par Rothschild. «Je n'aime pas le délit de sale gueule», se justifiait l'aîné quand les socialistes canardaient le cadet. Les deux hommes continuaient à se voir lors des passages de l'ancien président de l'Assemblée nationale à Paris, qui se faisaient de plus en plus rares. Hollande l'avait nommé à la tête de la commission de surveillance de la Caisse des dépôts et des consignations. Ses derniers coups de gueule visaient à réformer l'institution pour la rendre plus autonome, mais surtout à réorienter ses bénéfices vers le financement des entreprises et non la réduction des déficits.

Sale carafon patenté, Emmanuelli goûtait plutôt sa «mauvaise réputation» en politique mais rêvait a posteriori d'une carrière d'écrivain, qui lui aurait permis de s'occuper de ses deux enfants : «J'aurais été plus heureux», confiait-il en 2003. Atteint d'une maladie dégénérative qui le clouait à un fauteuil roulant depuis deux ans, Emmanuelli s'était recentré sur son fief, assaisonnant ses camarades par médias interposés. Loin physiquement, jamais politiquement. Depuis de longs mois, il travaillait à sa succession, préparant l'atterrissage aux législatives de Boris Vallaud, ancien secrétaire général adjoint de l'Elysée, énarque passé par le cabinet Montebourg. Hospitalisé depuis le début du week-end pour une double bronchite infectieuse, Henri Emmanuelli avait dû renoncer à présider la dernière session du conseil départemental consacrée à ses deux passions : le budget et les Landes. Amateur d'armagnac, il avait sauvé les vignes appartenant au conseil départemental pour continuer à produire une eau-de-vie. Publique.